-- Téléchargez Space cake / épisode 11 en PDF --
Il en va de tes râteaux sentimentaux comme de tes études ou la manière dont tu t’arranges de ton chômage durable, tu sais transformer tes défaites en victoires, du moins, cette acrobatie te suffit. Sylvain a fondé une famille et a une situation, je ne dis pas que tu espérais la même issue mais, de toute manière, tu ne pouvais pas y prétendre. Quelque chose t’encombre, pas un simple détail, une chose, un bloc, un bloc de granit noir luisant posé au milieu de ton inconsistance. Je ne sais plus si c’est la fessée sur la plage, la manière hallucinante et brutale dont tu t’en es vengé, le Beretta 92 ou cette hésitation devant Solène nue, je ne le sais plus et comment pourrais-je le savoir si ce n’est en t’en parlant ? Tout compte fait, comme les solutions thérapeutiques ne te branchent pas, puisque tu ne vois pas au nom de quoi changer une situation qui semble prendre un tour avantageux, puisque tu as le volume pour accueillir quatre brillants intellectuels au sein de ton exposition, pourquoi ne pas m’amuser à donner le change avec toi ? Si les délits à deux complices t’attirent autant retenter le coup. Là, il est absolument certain que le challenge se fera sans dégâts, une thèse en huit points n’a jamais terrorisé personne. Les laisser bouche bée, stupéfaits, hagards, les faire taire, tel est le plus petit dénominateur commun avec tes braquages de Champigny. Avancer publiquement que 2001 marque la frontière indépassable et inexorable du film de science-fiction est encore une manière de braquage. Nous bluffons avec un chargeur vide, oui, vraiment du bluff, car nous tenons pour certain que toute œuvre, tout système philosophique, tout artiste ou penseur doit être égalé, même surpassé, nous refusons l’immobilisme. Rien ne doit être tenu pour figé, le prestige historique n’est qu’une intimidation facile derrière laquelle se cachent ceux qui ont la trouille du changement. Les paramètres de l’excellence changent avec les époques et on peut même affirmer que chaque époque gagne sur la précédente en accumulant du savoir, souviens-toi que tu m’as toujours rappelé cette évidence. On trouvera plus influent que Platon ou Einstein et plus inspiré que Mozart, question d’angle et de patience. A fortiori, un film tout seul est peu de chose comparé aux films possibles, on croirait à un gag lorsqu’on pose ainsi le nôtre sur un piédestal. Ce pari est totalement contraire à nos principes, il n’en est que plus excitant.
Seul le duo compte, double imposture, tu causes, je vais planquer le sachet de coke dans un recoin rhétorique, pas d’enquête, pas de plaintes. Si c’est le chemin que nous devons prendre pour te faire lâcher définitivement ce flingue, allons-y. Ce qui me plaît chez toi c’est ton côté garçon sans histoires, un comble pour celui qui en a raconté tant. Et encore, est-ce que tu racontais des histoires ? Non. La véritable histoire se définit d’une seule et unique manière : son dénouement, sinon, il s’agit d’un récit. Le récit s’arrête quand on arrête de raconter mais n’a pas nécessairement de dénouement. Du reste, tes histoires truculentes en colonie de vacances s’évanouissaient d’elles-mêmes quand tu n’avais plus rien à dire, tu n’hésitais pas à masquer cette lassitude par une formule du genre : Ils se séparèrent puis rentrèrent chacun chez eux, bonne nuit les gars ! Non-dénouement absolu, mais comme chacun avait eu son rôle, rien à dire. Exactement le mode de fonctionnement d’une série. Les épisodes s’arrêtent dix fois, cent fois, mille fois, sans la moindre trace de conclusion. Exactement le fonctionnement de 2001. Quatre épisodes distincts avec quatre fois des acteurs et des rôles différents reliés par le monolithe noir qui fait son apparition dans chacun d’entre eux. Le revoilà notre aimant, tu comprends maintenant. L’incompréhension très passive des spectateurs a commencé dès le début du film, pas seulement dans cette chambre d’hôtel finale qui n’était que la suite du feuilleton. Plus aucun film programmé en salle n’osera se passer d’une histoire évolutive avec sa conclusion et surtout plus aucun n’osera se prendre pour une série, sinon, autant la réaliser. L’Odyssée de l’espace est même un coffret, une saison des quatre saisons : 1. Les primates ; 2. La station orbitale et Clavius ; 3. Discovery et HAL ; 4. voyage intersidéral et chambre d’hôtel. Aucun dénouement puisque le cycle est censé recommencer, nulle histoire qu’on puisse raconter à celui qui n’a pas vu le film, la boucle narrative pivotant allègrement sur son axe, chef d’œuvre séquencé disponible à l’Intermarché de Lorris quelques cinquante ans après son atterrissage dans les salles obscures et dorénavant au beau milieu des coffrets de séries.
Je te soumettrais bien une nouvelle hypothèse du genre de celle séparant les œuvres en vraisemblables ou pas, qui porterait cette fois sur l’indécidable. Je voudrais que tu la gardes pour toi car nous n’en avons jamais parlé. Voilà, il y a des œuvres supérieures aux autres, mais indiscutablement supérieures, dotées d’un prestige incomparable : ce sont, pour rester au cinéma, les films indécidables, ceux où, quoiqu’ayant lu le mot fin au générique, le spectateur ne peut pas donner une explication à ce qu’il a vu. Il a son explication mais elle diffère radicalement selon les individus. Pareil pour les romans construits autour de narrations claires et couronnés d’un climax mais dont on ne peut pas avoir compris le sens profond. On y a bien perçu un dénouement, on croit l’avoir vu, comme dans le Duel de Spielberg, où c’est bien l’automobiliste terrorisé qui finit par gagner la lutte, mais personne ne sait pourquoi le camionneur l’a persécuté à ce point. Du reste, pourquoi une explication puisque seul le suspense a compté ? Ni le romancier Richard Matheson ni le cinéaste Steven Spielberg n’ont la moindre idée des motivations de leur camionneur, disons du camion, laissant au public le soin de les trouver. Quand on a demandé à Hitchcock pourquoi ne pas avoir montré ce qui motivait l’agressivité de ses oiseaux, il a répondu : En le montrant j’aurais fait un film de science-fiction. Exact, il y a des choses qui ne s’expliquent pas et il y a des choses qu’on refuse d’expliquer. À ce titre, notre 2001 n’est pas non plus un film de science-fiction. Tu l’as vu 228 fois de façon compulsive car peut-être s’y trouvait l’énigme la plus synchrone avec ton indécision. Ta délinquance juvénile fut aussi fugace qu’inexplicable, tes peurs présentes n’ont pas d’explications, ton changement radical de personnage ne dénoue rien, le refoulement a trouvé son chef d’œuvre cinématographique.
Sont indécidables les Take Shelter de Jeff Nichols, Le Bavard de Louis-René des Forêts, les prescriptions de justice concernant les braquages à main armée et 2001 plus que tous les autres. Lui l’est à tout moment du récit, répertoire complet d’indécisions, d’imprécisions presque, alors qu’on trouverait difficilement film plus maîtrisé et plus méticuleux. Comment oser y mettre son grain de sel, comment donner une explication consensuelle à une épopée qui n’en veut pas ? Déjà, quand tu leur as dit que Kubrick était le premier des lanceurs d’alerte hollywoodiens, tes auditeurs n’ont pas compris. Quand tu leur as dit que Clarke et Kubrick montraient que des happy few satellisés n’allaient avoir à en découdre qu’avec des ordinateurs retors, personne n’a imaginé que tu parlais de la guerre larvée entre nantis et pauvres, les premiers déjà en orbite et les seconds toujours sur le terrain. Selon toi, le géosocial est évoqué ici pour la première fois : des métropoles mondialisées s’accaparant emplois et ressources tandis que des territoires périphériques sont pillés et abandonnés. Le mot géosocial est de toi et note que je place là une de tes thèses, je suis ton interprète pour le coup. Vous n’avez pas vu ce message dans le film ? Parce que nos deux révolutionnaires sont directement passés à l’étape suivante. Ce géosocial n’était pas encore assez, il fallut même quitter le sol nourricier, sans doute déjà trop pollué, agité par des conflits sociaux et identitaires incessants, pour rejoindre des stations orbitales réservées à ceux qui en avaient les moyens. Kubrick les a flanqués d’uniformes logoïsés Panam ou de costards marronnasses pour mieux dissimuler cette mutation astronautique de la fracture sociale. Tu leur dis et leur redis : 2001 est le film le plus engagé de l’histoire.
à suivre…..