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-- Téléchargez Space cake / épisode 10 en PDF --


On a avancé, tu trouves pas ? Regarde comment ils te contemplent, il n’y en a pas un pour moufter. Ils font défiler toute une liste de films censés avoir des beautés analogues à celles de 2001, se font graviter des vaisseaux, voient des labyrinthes et des forêts parlantes, explorent des filaments, des affiches et des peurs, mais ne trouvent rien, je peux te le dire, spécialement s’ils restent dans le domaine de la science-fiction. Et d’ailleurs le problème c’est la science-fiction, je veux dire la science-fiction aujourd’hui, car son défi principal est d’être en mesure de présenter un paysage aux spectateurs qui soit assez crédible pour faire sentir le changement d’époque. Pas nécessaire de moderniser tous les objets, de relooker le mobilier et de travailler le look des personnages, le paysage doit suffire, on doit se sentir propulsé dans un environnement entièrement neuf, généralement vu d’avion ou d’un drone. Il faut survoler une ville démesurée parce qu’on suppose que l’extension des zones urbaines est exponentielle, voire survoler de simples champs, non plus de maïs transgénique, mais d’impulsions électriques et de flashes qui feraient de la campagne un immense circuit intégré. Toute époque a son paysage et c’est même à cet indice qu’on la reconnaît, sauf que dans les années soixante il était encore possible de montrer quelque chose d’absolument neuf.
Mettons que tu prennes ton avion à Orly de nos jours. Le taxi te dépose devant l’aérogare et tu aperçois déjà des fuselages d’avions. C’est quoi au juste un avion ? Un fuselage, une cabine à l’avant et des hublots sur les côtés, deux ailes en V qui portent des réacteurs, une gouverne avec ailerons mobiles, l’ensemble porté par des trains de roues et un boucan épouvantable. Imagine maintenant le lieu, la scène et l’engin quelque soixante ans en arrière. Tu vois quoi ? Te voilà donc vers 1960 et rien n’est réellement différent. L’aéroport d’Orly ressemble à nos aérogares, il est long, vitré, aéré, horizontal, des Boeing 707 et des Caravelles ont les ailes en V avec réacteurs, il y a des hublots, des cabines à l’avant et des trains d’atterrissage, etc. Soixante années de progrès délirants en aéronautique et des matériaux toujours plus composites et légers n’ont rien changé à l’aviation de ligne. On connaît le décollage vertical et même le principe théorique de la téléportation tandis que des drones robotisés sont déjà en service, or l’ergonomie du transport aérien ne montre rien de sensiblement différent à voir pour un simple touriste. Le film de science-fiction de 1960 qui montrerait des petites capsules voltigeant dans tous les sens et des ascenseurs atomiques luminescents donnerait complètement à côté s’il comptait nous propulser à l’époque actuelle. À peine deux ou trois petites informations visuelles ont changé depuis, mêmes les bagnoles garées sur le parking sont identiques ou presque. Maintenant, regarde Orly encore soixante ans en arrière soit vers 1900 : où en est l’aviation de ligne à cette époque ? L’aéroport ressemble à quoi ? Et le parking ? Le seul avion connu, qui du reste ne porte pas encore ce nom, est une structure de voiles ayant franchi quelques mètres à 30 cm du sol. Automobile, radio et cinéma en sont à peu près au même stade de développement. Là, il y a de quoi fantasmer. Les changements de paysages intervenus entre 1900 et 1960 n’ont rien à voir avec ceux intervenus entre 1960 et aujourd’hui.
Le réalisateur de science-fiction actuel doit prendre en compte le fait que la technologie a changé la donne en profondeur mais pas en surface, la clairière de l’être est une immense plateforme neuronale spintronique interconnectée, les lux ont remplacé le luxe, les bits le grain, le quantique la quantité, etc. Il reste quoi comme idée de dépaysement ? Un plan fixe dans un accélérateur de particules ? Un panoramique sur une procession de nanotubes ? Non, le réalisateur doit, encore et encore, montrer des villes ultramodernes, des engins ultramodernes, des machines délirantes et des robots toujours plus robots, trucs vus et revus cent fois et qui n’épatent plus personne. D’où le principe qui en découle, peut-être le plus radical et le plus troublant que tu aies eu à défendre jusque-là, qui veut que la science-fiction soit l’art du vingtième siècle et même de la première moitié du vingtième. Un siècle avant que l’ergonomie de toute la technique, modérée par des coûts raisonnables, devienne quasi répétitive et ressemblante, en tout cas sur le plan visuel, comme les ailes en V des avions. L’optimisation de l’ingénierie informatique a  complètement disqualifié le progressisme éberlué des Asimov et autres Bradbury.
Mais ce n’est pas tout. Ceux qui ont vu Niel Armstrong poser le pied sur la Lune à la télé ont tout de suite imaginé la suite : Mars et Vénus voire un satellite de Jupiter très rapidement. On en est où aujourd’hui ? Il doit bien y avoir un peu d’argent de côté pour un retour ne serait-ce que sur la Lune ? Non, trop cher, pas assez utile, surtout pas assez rentable. Et ses inépuisables ressources en minerais ? Pas prouvées, d’accord, mais l’établissement d’une base permanente manière de disposer d’un tremplin pour la suite de la conquête spatiale semble un minimum, non ? Chinois et Indiens déclarent s’y atteler, mais concrètement, il y a quoi ? La base lunaire de Clavius qui accueille les vaisseaux en ouvrant une corolle de pétales de cent mètres d’envergure est prévue pour quand ? Lorsque Kubrick montre ce truc à un public de 1968, il n’y a personne pour douter que cinquante ans plus tard on verra beaucoup plus impressionnant encore, alors que nous en sommes à nous demander si nos tablettes égalent celle que l’astronaute Dave Bowman pose à côté de son plateau repas. Je vous le dis, tu leur dis : Plus aucun film n’épatera, n’éblouira, ne convaincra autant que ce 2001 projeté en drive-in devant des rangées de Corvette C2 toutes roucoulantes d’une essence avec plomb. Cette époque était celle de l’anticipation qui en mettait plein les mirettes, l’affaire est maintenant pliée.
Sylvain et toi n’étiez nullement fâchés, seulement le soir de votre sixième agression contrariée par un chien récalcitrant vous avez dû foncer chacun dans votre coin. Vous saviez évidemment que vous vous reverriez dans la cour du lycée mais, par un accord tacite, vous ne vous adressiez plus la parole, au point que tes amis te demandaient pourquoi cette bouderie soudaine. Pas besoin d’avoir vu mille films policiers, mille braquages, pour comprendre ce principe d’une simplicité enfantine : après le coup, on se sépare, on ne donne plus la moindre nouvelle sur une assez longue durée, puis on se retrouve pour le partage une fois la pression policière retombée. Légèrement différent dans votre cas puisqu’il n’y avait aucun butin, or vous observiez spontanément cette précaution d’usage. Plus aucun regard l’un sur l’autre lors des intercours, il était hors de question d’échanger quoi que ce soit. Vous avez même poussé la sophistication jusqu’à ne plus prendre de nouvelles du tout : Sylvain avait-il eu son bac ? Toi oui. Sylvain avait-il été inquiété, des policiers étaient-ils passés chez ses parents pour le voir lui ? Pas chez toi, en tout cas. Vous vous prépariez à l’oubli respectif. Il ne fallait surtout pas avoir peur, il fallait oublier. Dans un sens, cette prescription par défaut de l’acte ou disons cette occultation de l’acte donnait un tour génial à vos six intrusions et à votre pari.
Tu m’as dit t’être documenté sur cette notion de prescription. Tu avais trouvé qu’en fonction d’un barème assez précis tu pouvais compter sur trente ans après les faits reprochés, que passé ce délai, il n’y avait pas la plus petite raison de relancer l’enquête, ni d’engager de quelconques poursuites. Tu pourrais donc crier victoire à l’âge de quarante-cinq ans et te féliciter d’avoir réussi ton sale coup. C’est d’ailleurs à cet âge que tu t’es mis à retrouver la trace de ton ami et complice. Sylvain s’était installé avec les siens dans un pavillon de Champigny ressemblant en tout point à ceux que vous terrorisiez ados. Il travaillait comme employé communal à l’instar de son épouse et avait été entraîneur bénévole d’une équipe de handball de son quartier. À cette époque, ton apprentissage intellectuel te faisait presque passer pour un écrivain ou quelque chose du genre, pourtant, tu étais au chômage, tes études avaient été médiocres, quelques jobs dans le tourisme ou le cinéma, rien de très formateur. Or l’autodidacte en imposait avec son savoir encyclopédique, son accumulation de références non lues, son aisance de conteur et surtout cet art de dénicher de belles formules écartant tout soupçon d’imposture. Tu pensais donc pouvoir sonner au portail de Sylvain en lui donnant toutes les garanties d’un réel changement. Il t’ouvrit d’abord perplexe puis reconnut vite ce regard bleu très persuasif qui avait réussi à l’entraîner dans un délit à haut risque. Lui n’avait pas beaucoup changé, peut-être un rien plus sportif, son accueil, naguère jovial quand il te voyait, exsudait maintenant l’inquiétude. Pourquoi venir le voir après tout ce temps et dans quel but précisément ? Tu n’as pas eu à t’expliquer tant épouse et enfants ont vite rejoint Sylvain à l’entrée pour les présentations. Un vieil ami du lycée, dit-il laconiquement. Te tirant par la manche, le cadet faisait visiter sa maison et ses constructions de Lego devant lesquels tu te pâmais d’admiration avec une voix douce, ondulante et chantante qui n’appartient qu’aux personnes cultivées. Oui, manifestement tu avais beaucoup changé et n’avais rien d’une brute, Sylvain pouvait servir le thé sans trop te questionner. Du reste, un nouvel accord tacite s’installa : vous n’alliez pas évoquer le monstrueux pari de l’époque, ni faire la moindre allusion à ce souvenir. L’occultation et le refoulement semblaient être un jeu dont vous maîtrisiez parfaitement les règles. Quand vos regards se croisaient, vous étiez persuadés d’y lire à peu près la même chose : des peurs, des bouches implorantes ou dents serrées, des individus ligotés sous la menace d’un flingue, un seau dégoulinant de sperme, le chien aboyant, etc. Il était évident que vous n’aviez rien oublié mais cette intimité restait honteuse. Tandis que la discussion tournait autour de vos parcours respectifs, de ceux ou celles que vous aviez revus, il t’a semblé que Sylvain était en train de comprendre l’objet de ta visite, un léger sourire trahissait même son soulagement. Vous étiez tous deux à célébrer votre victoire, votre pari avait tenu, vous n’aviez été aucunement inquiétés et ce qui aurait dû logiquement aboutir à une défaite se transformait en victoire intégrale, on eût dit que vous ne regrettiez rien.

 

à suivre…..

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