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Sous le vent, les monts
roman-feuilleton d’anticipation de Christophe Martin
(écrit au jour le jour pendant la résidence CLEA dans la CCFI en phase de confinement, à la manière des romans feuilletons en vogue dans les journaux au 19ème siècle)
épisode 1
Shaïna aimait se balader sur le mont de Boeschèpe. L’école terminée, elle appelait son fidèle Victor qui piaffait d’impatience et ils partaient sautillant de joie. D’un bon pas, ils mettaient à peine plus de vingt minutes depuis le moulin. Là-haut, près du blockhaus, elle ne se lassait pas de la vue à 360 degrés, avec la France d’un côté, les terrils au loin, la Belgique de l’autre, et la Flandre maritime. Elle se demandait toujours si c’était la mer qu’elle apercevait au loin. Il n’y avait plus les grandes raffineries de Dunkerque et de Grande-Synthe pour se repérer, englouties par la montée des eaux depuis belle lurette. Si tant est qu’elle les ait déjà vues d’ici. Elle ne se souvenait plus très bien. Elle appréciait surtout l’apparition des fleurs, première manifestation du printemps, la brise légère et la douceur du climat. Un mince voile de nuages floutait l’horizon, pareil aux brumes de chaleur estivales.
Aujourd’hui, 16 mars 2044, elle se souvenait que 24 ans plus tôt, le temps était aussi très printanier lors des premières journées de confinement suite à la pandémie de Coronavirus, le Covid-19. Elle avait 7 ans, le même âge que Jeanne, sa fille. Elle ne se doutait pas de ce qui allait se passer pendant toutes ces années. Pourtant, ici, le paysage était le même. Pas tout à fait, on ne voyait plus l’antenne-relais du mont des Cats. Elle avait été plastiquée il y a une quinzaine d’années, causant sa destruction. Des jeunes, moitié activistes moitié artistes, selon les ragots, avaient été accusés et jetés en prison, mais Shaïna n’avait jamais été vraiment convaincue de leur culpabilité. De toute façon, cette antenne ne servait plus à rien, cela faisait déjà plusieurs années que les télévisions et les téléphones portables avaient disparu de la circulation. Le compagnon de Shaïna, Timéo, avait réussi à conserver un mobile très longtemps, mais à la fin de l’exploitation des réseaux, il était devenu inutile. On était revenu au bon vieux téléphone filaire, quand les fils n’étaient pas coupés, volés ou saccagés.
De cette première période de confinement en 2020, Shaïna se souvenait qu’elle avait usé et abusé du portable de ses parents : les appels Whattsapp avec les copines, Skype avec sa grand-mère, les exercices et le travail scolaire sur l’ordinateur, les dessins animés sur la tablette, les films à la télé. Elle en avait les yeux explosés à la fin de chaque journée. Le confinement autorisait beaucoup de choses, ses parents relâchaient la pression, et pour la tranquillité du foyer, les restrictions d’écran avaient été levées. Les réseaux fonctionnaient à plein. C’était la belle époque du virtuel. Elle avait la nostalgie de sa jeunesse insouciante, à moins que ce soit celle des écrans.
L’heure du dîner approchait, Shaïna se dirigea vers le moulin. Elle croisa quelques habitants qui la regardaient d’un air méfiant. Elle n’en connaissait pas beaucoup, la plupart n’étaient pas d’ici, ils avaient fui les grandes villes, invivables, ces dernières années. En voyant les ailes du moulin, elle espérait qu’il fonctionnerait bientôt. Timéo s’y employait. La perspective de manger une bonne baguette de pain, ce qu’elle n’avait pas fait depuis des lustres la faisait saliver d’avance. Alors qu’elle approchait, elle vit Nina accourir vers elle :
– Timéo te cherche, c’est urgent.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Jeanne a disparu.
– Quoi ? Timéo, il est où ?
– Au village, il frappe à toutes les portes, il demande à tout le monde. Et au moulin, tout le monde la cherche.
Shaïna se précipita vers le village, elle aperçut Timéo sortant d’une maison. Elle courut vers lui en l’appelant. Il se retourna vers elle et lui cria :
– Jeanne est avec toi ?
– Non.
– C’est pas vrai.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Je ne comprends pas, elle jouait dehors, devant le moulin, avec Louise et Marie, j’étais à l’intérieur. Je suis sorti, elle n’était plus là, les filles ne savaient pas où elle était passée. Elle est rentrée dans la maison pour chercher un élastique. J’ai fouillé toute la maison. Rien. Tout le monde l’a appelée aux alentours. Aucune réponse. Personne ne l’a vue. Je me suis demandé si elle n’était pas avec toi.
– Mais non, je t’ai dit que je partais avec Victor, que tu devais surveiller Jeanne.
– Oui, je sais, mais…
– Continue à demander aux gens du village, je retourne au moulin pour fouiller les environs avec Nina et les autres.
Toujours suivie par Victor qui ne la quittait pas d’une semelle, Shaïna rentra dans la grande bâtisse à côté du moulin, fonça dans la chambre de Jeanne, prit le pyjama de la fillette qui traînait sur le lit et le fit sentir à son chien. Elle doutait de ses qualités d’enquêteur mais ne négligea pas cette possibilité. Elle rassembla tous les membres de leur petite communauté, certains restèrent avec les enfants, les autres se répartirent par deux pour sonder les environs. Shaïna arpenta tout le secteur sud avec Nina et Victor jusqu’à la nuit noire, en vain. Chacun leur tour, les groupes rentraient bredouilles. Timéo revint le dernier du village, désemparé. Personne n’avait vu Jeanne. Ils appelèrent la gendarmerie de Bailleul, mais le téléphone ne fonctionnait pas. Timéo enfourcha son vélo. Vers minuit, il était enfin de retour, les gendarmes n’avaient aucune information, ils avaient enregistré la déposition signalant la disparition de leur fille et dirent qu’ils les tiendraient au courant. Mais, comme tous, Timéo n’avait plus trop confiance dans la police ni la gendarmerie.
– Je repars. Je vais à l’hôpital d’Hazebrouck.
– Non, tu es épuisé, tu n’as pas mangé, ça ne sert rien, mange, repose-toi, lui dit Cornil, son ami d’enfance et fidèle parmi les fidèles.
Tous acquiescèrent aux sages conseils de Cornil.
– J’irai demain matin, à la première heure.
– Je viendrai avec toi, ajouta son ami.
Ils mangèrent machinalement, sans appétit, en silence. Puis, comme tous les autres, Timéo et Shaïna rejoignirent leur chambre. Ils se blottirent l’un contre l’autre. Aucun des deux ne réussit à s’endormir. Au petit matin, épuisés, ils tombèrent dans un sommeil léger. La cloche de l’entrée les réveilla. Shaïna se releva en sursaut et regarda sa montre. 6h45. Il faisait à peine jour. Qui pouvait bien venir à cette heure si matinale ?
(La suite au prochain épisode ici )
illustration de Mary & Jiem