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Vincent Epplay & Paul New
Un célèbre professeur de l’école photographique de K avait pour habitude de classer ces étudiants en deux catégories distinctes : les contrastés et les nuancés. Les masters se menaient en deux groupes autonomes et stimulaient des vocations très différentes qu’on pouvait facilement repérer lors de l’obtention du diplôme d’État. Les contrastés privilégiaient le N & B et les nuancés la couleur. Les étudiants devenus pro avaient beau vouloir se défaire du carcan, au titre qu’une image en couleur était autant un travail sur les contrastes que les nuances colorées, ils restaient les élèves du célèbre professeur. Son enseignement se fondait sur un principe simple découlant de la photographie numérique : conserver ou effacer une image se faisait en un centième de seconde, d’un coup d’oeil ultra rapide sur l’écran, le contrasté conservant uniquement un cliché très contrasté que le nuancé effacerait. La sélection des images se faisait donc en une fraction de seconde, instinctivement, peu importe le cadrage, le sujet, la teneur narrative et les retouches ultérieures. Choisir de photographier un brouillard noir enveloppant un avion blanc posé sur une piste grisâtre d’aérodrome ne pouvait que signaler l’appétence et la spécialité du photographe : il était N & B donc contrasté, donc élève de K.
09.05.2020 – 19h40
Nous n’avons évidemment pas chômé durant le confinement sanitaire. Comme notre personnel navigant ne pouvait pas embarquer et le personnel au sol ne pouvait pas travailler, nous avons réactivé nos simulateurs de vol qui sont devenus des simulateurs de plans de vol intégrant tous les mouvements d’une plateforme. Notre thème principal fut la situation de crise extrême. Vous avez un avion qui vient d’atterrir sur la piste One sans le moindre signalement tandis qu’une fumée opaque venue des pistes Two et Seven commence à envahir la piste. Vous vous retrouvez pieds et poings liés au milieu d’un groupe d’activistes ayant pris le contrôle de la tour opérationnelle de la plateforme EP4. Vous ne comprenez pas ce qu’on vous veut, si on vous reproche quelque chose, si cet avion est venu vous récupérer en l’échange d’une rançon et si le retour à une situation initiale, moins stressante et plus conforme, est négociable avec vos ravisseurs. Même si la crise semble inextricable, avec beaucoup trop de paramètres à gérer, pouvez-vous au minimum dire quelque chose d’utile ?
10.05.2020 – 12h40
Orozco est certainement le plus en vogue des économistes. On le classe parmi les resetologues, soit : les spécialistes du redémarrage de l’économie. Il se présente lui-même comme l’inventeur du mot resetologue, en tout cas le premier à avoir construit une méthode d’évaluation complète des paramètres de recroissance éco. Sa thèse, dite Tic Tac, est la plus populaire. Tic : 100 000 emplois bousillés par le gel de l’activité, Tac : les avoirs des patrons du Nasdaq bondissant de 20% avec les confinements. Cette vision fortement contrastée lui a valu de nombreuses critiques auxquelles il a répondu par la formule suivante : Tic, redémarrage de la croissance sans aménagements ; Tac, émission de gaz à effets de serre accrue. Dans son sillage, ou disons sous son influence, les resetologues se classent dorénavant en deux catégories distinctes : les sociologues et les climatologues. D’autres préfèrent parler d’écos : écologues versus économes. Appellations et sous-groupes se sont ensuite formés fonction des catégories usuelles : marché, libéralisme, holisme, solidarité, scepticisme, réalisme, capillarité, virologie, captation, redistribution, attestant des difficultés à cerner une évolution d’après crise et à dire quelque chose d’utile.
11.05.2020 – 13h00
Les pilotes que nous avons soumis au test de crise en simulateur de plan sont unanimes : ils n’ont pas compris le sens du test. Ils n’ont pas vu l’intérêt d’être confrontés à une situation de stress extrême, ligotés et interrogés, dans la tour opérationnelle au lieu de leur cockpit, avec brouillages variés et activistes bizarres, sans le moindre lien avec leurs attributs de pilote. Sans le moindre lien ? Si, en cas de prise d’otages, la situation pouvait y ressembler leur a-t-on répondu, mais là n’était pas l’intérêt de la mise en scène. Nous avions besoin de voir les réactions de nos pilotes confrontés à un authentique recul, à une prise de conscience de la situation d’ensemble, non plus vue du cockpit précisément, mais vu du sol, de l’aérodrome, du public presque. Il y avait deux stress possibles selon nous et deux stress très distincts : Le stress au poste de pilotage et le stress avec vue d’ensemble. Dans le premier cas, une réponse pro et automatique, apprise en simulateur de vol cette fois, dans le deuxième, une stupeur, une peur sans réponses, le brouillard.
11.05.2020 – 19h46
Karen..tu me manques, tu le sais..toute cette crise sans te voir, sans autorisation de te voir..cette distance entre nous calculée non plus en kilomètres mais en barrières..je la supporte, dans un sens, la situation n’est pas si inédite..avant nous nous voyions occasionnellement, mais nous nous voyions quand on le voulait..quelle trouille avons-nous de nous contaminer l’un l’autre ? Non par le sexe mais par simple effleurement, par crainte de passer la main dans tes cheveux..quels obstacles administratifs se dressent devant nous ? Quels check point à franchir ? Quelles autorisations à générer ? Quelles informations croire ? Nous avons l’embarras sans choix..il nous faut encore attendre et attendre..attendre le seul reset qui se fera sans honte, celui de notre premier baiser positif sur les lèvres l’un de l’autre
12.05.2020 – 12h23
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