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Sur cette longue route, nous n’avons pas rencontré de bandits. Mais ton regard était constamment inquiet. Moi je voyais la violence de ton pays comme un problème politique et toi tu opposais à cela une simple fatalité : Celle d’«Être au mauvais endroit au mauvais moment ». Je voyais du défaitisme dans cet abandon à la destinée, ainsi qu’une justification à la fuite qui fut la tienne plus tard. Ce pays me fascinait. Autant qu’il a fasciné Napoléon, Artaud ou encore, entre guillemets, entre tes guillemets, « Mon connard de Le Clézio ». Il me fascinait au sens d’une perte de sens, d’une dangereuse attraction irréprésible et indicible, à l’instar de ces autres Européens qui n’ont jamais pu dans leur écrit la réduire et l’expliquer, finissant par invoquer de manière plus ou moins naïve la magie des chamans, de l’air, ou des aztèques.
Moi je sais que c’est cette ligne de tension entre une extrême violence et la plénitude souveraine des espaces immenses qui m’attirait comme un papillon de nuit.
Extrême violence. Fascination honteuse pour la violence, en écho a la fascination pour le sang. Comme dans les vidéos que tu m’as montrées où des jeunes types, au sortir d’une boite de nuit capturent un chien pour l’égorger. « Ma sœur, tu es ma sœur ! », crie un des types sur les derniers glapissements du chien. Fascination pour cet aléatoire de la violence, lorsque des gens en kaki, postés sur les routes avec leurs mitrailleuses choisissent au hasard s’ils seront gardiens de l’ordre ou bandits sans pitié. Fatalité d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Fatalité d’avoir été un chien, fatalité d’avoir été une femme parmi les centaines dont on retrouve le corps au matin et dont les meurtriers ne seront jamais retrouvés ni inquiétés.
Nous n’avons pas rencontré de bandits mais ton regard était constamment inquiet. J’ai inscrit mon regard dans le tien avec la caméra, j’ai construit et déconstruit les images. J’y ai trouvé ton inquiétude, mais pas le danger. Nous ne l’avons pas rencontré. Nous étions pour cette fois au moins au bon endroit, au bon moment, dans un pays sans nom. Soyons gentils avec les touristes, disait le panneau publicitaire.
Tu m’as dit de cette image qu’elle te faisait penser à celle d’un animal ébloui par le faisceaux des phares d’une voiture, la nuit. Tu ne t’en souviens peut-être pas mais ce n’était pas la première fois que j’entendais parler de cet animal.
Tu m’avais raconté qu’une fois tu t’étais retrouvée face a un snuff movie – Au mauvais endroit au mauvais moment – On y voyait la scène réelle d’une femme se faisant violer et, toujours vivante, énucléer au couteau. Après quoi ses tortionnaires la mettaient à mort par injection (comme on pique un chien, tu avais dit). Tu étais restée pétrifié devant ces images, incapable de bouger, de te sauver, ton regard capturé, prise au piège comme l’animal sur la route devant les phares de la voiture.
Cette histoire me mettait en colère. Je disais qu’il aurait fallu s’enfuir immédiatement, refuser cette horreur pour ne pas t’en rendre complice ne serait-ce que par ton regard.
C’était stupide de ma part, aussi stupide que d’affirmer que l’animal sur la route, fasciné par la lueur des phares, serait complice de la voiture qui va l’écraser l’instant d’après. Fasciné …Cette fascination ultime devant la rencontre avec la mort, sa mort, celle de l’autre. C’est cela que tu as rencontré, et c’est cela que j’ai ressenti aussi de ton pays, lorsque je parle de ma propre fascination. « soyons gentil avec les touristes… »
Nous n’avons pas rencontré le danger mais ton regard était constamment inquiet, car ce n’était pas un problème de danger, mais bien de regard. Tu avais vu au travers du regard du fou. En filmant ces tortures avec une caméra, il s’est offert une autre jouissance que son meurtre. Celle de te violer toi aussi. Car depuis ce jour, tu avais perdu l’innocence du regard. Le regard de chaque inconnu n’était plus si inconnu.
Même lorsqu’il n’y avait personne, tu cherchais le regard de celui qui ne veut « que » te tuer… …Puisque tu es une femme. En te faisant connaître intimement son regard, il t’avait marquée, à jamais, du sceau de son anonymat. Ainsi son regard était devenu pour toi le regard de n’importe qui, donc le regard de tout le monde. Cela il le savait bien, quelque part. Ceux qui filment savent cela. Tu n’as pas “fuit” ton pays. Tu es partie retrouver quelque chose. L’innocence du regard.”