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Le témoignage

Le confinement sera l’occasion pour moi de me retrouver dans mon petit logis, un capharnaüm mal entretenu, décoré de plantes, de quelques peintures, et d’objets traités comme étant insolites. On peut voir qu’il y avait eu un soin particulier à une certaine période, un goût pour les belles choses, le désir de communiquer une singularité du moins. C’était il y a longtemps. Je ramasse avec apathie un énième sac en plastique avec « des papiers importants ». Mis à part les débris de rien, il y a surtout des reçus périmés de plusieurs années et des morceaux de papiers où il y avait eu à un moment donné une information importante. Je les jette un par un avec délice, enfin le vide, par le remplissage de ma corbeille. Sans honte, je ne fais même pas le trie.

Je trouve un bloc-notes miniature, hésite un peu avant de le jeter, il atterrit quand-même à la poubelle. Je décide de le récupérer quelques heures plus tard sans aucune raison particulière. Je lis: « Notaire à 10h. » C’est l’écriture de mon père. Puis le numéro d’un certain Sliman. Puis le numéro d’un plombier à Tlemcen. Puis des chiffres, sans aucun contexte. Encore des chiffres. Plus rien sur quelques pages. L’écriture change, c’est cette fois la mienne. Une liste intitulée Les insultes. « Je suis une pute, Je manque au devoir de famille, Je suis une menteuse, Je viens voir mon père que pour l’argent, J’ai rendu mon père malade. »

Les méchancetés de ma belle-mère sont encore coincées dans ma gorge (au niveau des amygdales plus précisément), j’avale difficilement ma salive quand j’y pense.

Faire le vide. Ne plus y penser. Respirer.

Une autre liste, plus courte, plus décisive, sans titre cette fois: « Récupérer les affaires, Trouver un local, Se réconcilier avec papa. » Je ne me souviens plus si on s’est vraiment réconcilié, mais j’ai toujours senti qu’on ne s’était jamais vraiment brouillé non plus. Il y avait une sorte d’acceptance mutuelle pour nos écarts d’humeur, on se comprenait bien au fond. Je savais que derrière sa brutalité, il y avait surtout de la sensibilité et de la douleur. Et puis c’est mon père. Et puis je suis sa fille. Les dernières années je me suis occupée de lui, comme j’ai pu, malgré la distance. C’était des aller-retours entre Oslo et Paris constamment, et toujours de vivre dans l’inquiétude, les épaules comprimées contre le cou, dormir sans sommeil.

Il s’était adouci, il avait peur de mourir et était parfois enfoui dans des souvenirs lointains, des souvenirs d’enfance. Un jour il me dit les yeux larmoyants avant que je quitte sa chambre:
« Je ne veux plus parler à mon père. Dis-lui que je le déteste. Il ne me laisse pas jouer avec mon copain. »

Faire le vide. Ne plus y penser. Respirer.

Je retrouve un feuillet de son carnet médical. Je lis: « Le patient présente dès son arrivée, une apathie et une désorientation temporo-spatiale associée à des épisodes d’incohérences fluctuantes. »

Entre les feuillets du carnet médical, je trouve une lettre. Une lettre non datée, courte, et signée Benammar Larbi.
La lettre s’intitule Témoignage.

“Quand Sid Ahmed Inal débarqua à Tlemcen 1955 pour enseigner l’histoire au Lycée Deslane, la situation politique était apparemment confuse à Tlemcen; en apparence seulement car ceux qui avaient opté pour la libération musclée du pays étaient déjà au maquis au 30 octobre 1955 tendance FLN. Mais ceux qui hésitaient à choisir entre les deux tendances ou gardaient seulement quelque lien quelconque avec les militants MTLD furent arrêtés dans la foulée des arrestations massives de l’automne 1955. Parmi ceux-ci figuraient deux responsables FLN pour la région Tlemcen: Boucli Hassène Djamal et Bahri Djelloul respectivement adjoint politique et adjoint militaire du chef de secteur Tlemcen.
Inal en quittant quittant définitivement Paris pour Tlemcen s’était renseigné auprès de militants MTLD vivant à Paris sur les personnes susceptibles de l’aider à prendre le maquis. Benaouda Cherif lui donna mon nom. Benaouda Chérif et son frère aîné Ghaouti valeureux militants du PPA-MTLD furent tous les deux à un moment donné maires de Tlemcen.
Inal, professeur à Tlemcen compta par hasard parmi ses élèves de classe de 4e mon frère Mourad Benammar. Bien sûr Inal se renseigna et émit le désir de nous rejoindre. Je l’ai mis directement en liaison avec le secteur Benihdeil-Sebdou, dirigé à l’époque par Bouzidi Med et Guermouch Mhamed.
J’ai rencontré Inal deux fois: Une fois du côté de Ouled Moussa (Beni Senous) août-septembre 1956, une 2e fois à la frontière marocaine l’année 1957. Cette fois-ci je lui ai proposé de rester au Maroc et de travailler comme journaliste pour Le Moudjahed; il a refusé et m’a répondu: « J’ai des amis au maquis et je ne peux pas les abandonnés ». J’ai répondu: « Ce pays sera libéré par les meilleurs de ses enfants, mais ils n’assisteront pas à l’indépendance. » On a ri et on s’est quitté. Il a été arrêté dans la région de Sidi Belabbès et torturé à mort par l’armée coloniale.”

Je ne suis pas sûre de la transcription. Mon père avait une écriture difficile, lui qui ne mâchait pas ses mots: l’écriture du conflit.

Je me renseigne sur Inal, et trouve une photo, prise dans le maquis par son frère Djaffar. Il est jeune, il sourit. J’imagine tous ses compagnons, tous ces sourires et rires. Le rire malgré tout. La force du rire. Voilà toute l’histoire d’une condition.

Au bout de quelques clics, je retrouve une partie de son histoire, plus heureuse. Alors étudiant en histoire à la Sorbonne, il fréquentait la poétesse, militante pour l’indépendance Algérienne et féministe Anna Gréki. Ils étaient follement amoureux, et dans son recueil Algérie, Capitale Alger, elle lui consacre plusieurs poèmes. Cinq mois après la disparition d’Inal, elle sera elle aussi torturée et incarcérée à la prison de Barberousse.

Pour Ahmed Inal

« Arrogant tel un très jeune homme
Il ressemble à la liberté
Il ressemble tellement à la liberté
Ce ciel tendre plus qu’un oiseau ce ciel adulte
Que j’en ai la gorge serrée – ciel de vingt ans
Qui veut aller nu triomphant comme une insulte »

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