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4
Elle me nargue et me couve comme un Mickey gonflable qui me contiendrait. Qu’elle crève. Salope. Chaque fois que j’ouvre les yeux. Hier – est-ce que c’était hier ? j’ai tout fait tomber. Bling. Elles sont venues. L’ont redressé. Mon portique. Grabataire… Je crois que je pue. Impossible de savoir.
On mésestime généralement les aspects positifs de la solitude. Aujourd’hui tout le monde veut être social, « voir du monde », « connaître des gens. » Pour quoi faire. Si au moins on se baisait tous, si c’était autre chose que du bruit et cette agitation confuse, plus vulgairement vulgaire que celle, lourde et menaçante, par exemple, d’un fleuve. Mais non. Ouvrez donc la porte puisque c’est la règle, et livrez-vous sans retenue aucune au grand potlatch de paroles et de propos ineptes, inertes, inutilisables. Faites du bruit vous aussi, et mêlez ce bruit ce spaghetti au bruit des autres, remuez-le bien, tordez-le, faites mousser et s’entremêler tout cela, peu importe vos idées, c’est le silence seul qui dénonce, peut-être bien qu’on y sent capiteuse et tapie affleurer la mort, changez, multipliez vos interlocuteurs surtout c’est important, il faut qu’on vous trouve drôle, c’est si sympa.
Je me frotte. Il y a une aspérité sur la barre de métal, sous le matelas. Une tête de vis. Préférer les blessures par torsion à celles par arrachement, percussion ou perforation. Quelque chose comme une caresse qui se prolonge, s’accentue, et finalement s’inverse et se mêle, douloureuse et secrète, toujours. La douleur ouvre des possibilités d’expériences autrement plus denses que n’en offre la recherche du plaisir.
Je n’ai pas vraiment mal. Je ne sens que la masse, ma masse, avec ce qu’ils me donnent… J’ai l’impression d’être une immense flaque. Une immense flaque de semoule sèche. Et que toute cette semoule va gonfler, et me sortir par la bouche, par les yeux, les oreilles, l’anus, le sexe, le nombril, comme du gravier, comme des tas de sable doux, sans douleur, sans bruit, comme un évier qui goutte en votre absence.
Quelquefois, la nuit, j’imagine qu’elle s’est multipliée, qu’il en est de formes et de contenances diverses, chacune emplie d’une substance singulière, instillant le chaud, le froid, le feu, la mort, comme ces flasques de rhum, de vodka à l’herbe de bison et de cognac qui tintaient doucement dans les poches de ma veste de chasse, tandis que j’arpentais le sous-bois désert et giboyeux, craquetant et pourtant muet.
J’ai envie d’écouter. J’ai envie de poésie lusophone. Mais non, des râles. Etouffés, étouffés. Et des chuchotements. Rien ne chuchote comme une infirmière. Elles ont l’air d’animaux malades, elles aussi – de boulangères : les boulangères de ce pays sont presque toutes d’énormes vaches au regard vide et à la peau luisante. Quand je pense qu’il y a des pervers pour fantasmer sur les blouses blanches. Beurk. Ou alors si, pour leur manger sur le dos : elles me font penser à des tables, des nappes. J’ai envie de leur faire des croche-pieds.
J’en entends une parler de son petit ami. Elle dit qu’il s’y prend mal. Elles rigolent. Deux connes. Sûrement qu’il en faut du courage, pour la grimper, avec ses dents en avant. Et puis, qu’est-ce qu’elle veut dire ? Les critères selon quoi homme et femme s’évaluent l’un l’autre en tant qu’amants de lit dénotent, contre le lieu commun, d’une sensibilité infiniment moins grossière chez celui-là (l’homme) que chez celle-ci. Qu’est-ce qu’un amant « doué », sexuellement, pour une femme ? Un homme qui la fait jouir. Mais pour un homme, dont l’orgasme couronne chaque fois l’acte sexuel comme un dû à sa condition mâle : qu’est-ce qu’une amante « douée », qui lui fera dire d’elle que c’est une bombe, une gourmande, une « cochonne » ? C’est une femme dont les mille agaceries, langueurs, impatiences, inventions érotiques, impudeurs choisies, perversités chuchotées ou infligées dans l’acte, exhibitions voulues, manifestent le désir d’homme, et ajoutent à l’animale libération de l’orgasme un grand supplément d’âme, une histoire. Ce n’est plus tant le résultat – l’orgasme – qui compte alors, que les moyens par quoi l’on y parvient : ce en quoi l’imaginaire sexuel masculin se révèle infiniment plus perméable, esthète, que ne le sera jamais son corollaire féminin, tout entier enchaîné, et presque assimilable, au seul désir d’orgasme.
J’ai un début d’érection. Ca fait lourd sur le ventre. Je ne peux pas le toucher. J’attends. Elles se sont tues. Je m’urine tout doucement dessus. La vie est un grand musée où la mort vient quelquefois contempler ses origines.
3
Mes fils me rendent visite. Le grand con et l’indécis. Le troisième, il ne se rappelle même pas que j’existe. C’est pourtant le seul des trois à être devenu quelque chose.
Et cet air mortifié qu’ils prennent. Ils regardent un coup la fenêtre, un coup le lit d’à côté, un coup la chaise : qu’est-ce qu’elle a, cette chaise ? Elle a été dessinée par Philippe Starck, ou quoi, qu’ils la regardent comme ça ? Pitres. On dirait qu’ils ont mal aux pieds. Ou peut-être aux couilles. Ils se soulèvent doucement, la mine douloureuse, d’un pied sur l’autre. Ils ne pensent même pas à l’héritage, les couillons. Pour l’instant ils songent à tout ce temps qu’ils perdent à me rendre visite, chaque dimanche maintenant depuis des mois. C’est que je l’ai dure, la vie, pour ce qu’il m’en reste ! Pourtant qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir en foutre, de tout ce pognon. Le grand con est bien capable de tout se faire tirer par sa maline. L’autre, c’est plus compliqué. Quand il aura acheté une grosse voiture et sera revenu d’aller faire le mariolle en Martinique, je me demande bien ce qu’il en fera. Oh sûr qu’il se trouvera bien un gestionnaire de patrimoine pour la lui mettre bien profond. Pignoufs qu’ils sont, et encore issus de la même chienne, sauf le troisième, l’absent. Celui-là s’il était seulement là, il aurait tôt fait de me débrancher ; moitié par vengeance, moitié parce que c’est encore ce qu’il y aurait de mieux à faire. Mais les deux autres chiffes molles…
La vie est une supercherie. Tout ce qu’on y apprend ne sert à rien. On conduit lentement, on essaye de ne pas prendre le volant bourré pour éviter les accidents, tout ça au final pour se retrouver couché impossible de bouger à se chier dessus sur un drap d’hôpital, comme une pauvre larve qu’on est avec du cancer plein le tronc, ras-la-gueule, et regretter de n’être pas mort tué net décapité le long d’une glissière d’autoroute. On la prolonge, on la préserve, on se retient, on attend encore et encore d’enfin en jouir, et finalement elle se révèle toute bouchonnée, vérolée, caillée.
Réussir… Fonder une famille… J’ai été marié. Cette blague. Et divorcé. Quatre fois. Trois fois, officiellement : la dernière, on s’est séparé, mais… pas sur le papier. J’ai souffert. La deuxième fois surtout, pour faire mentir la coutume. La première, Emilie, c’était trop jeune : est-ce qu’on souffre quand on souffre de toute façon de n’importe quoi ?
Est-ce qu’on peut dire de moi que j’étais un homme à femmes ? On l’a dit, en tout cas. Mais je n’y crois pas. La femme est un type. Chacune n’est qu’un cas particulier de l’espèce. Comme les chevaux, les voitures, les montres Cartier. Et puis elles m’emmerdent. Elles se ressemblent, quoi qu’elles en disent. La femme occidentale dans sa variété commune est « moderne » de par le port du pantalon, lit le journal Elle, baise par conviction plutôt que par plaisir, aspire à l’indépendance plutôt qu’à l’intelligence – dont elle ne soupçonne d’ailleurs jamais qu’à l’instar de l’indépendance, elle se conquiert – et constitue la cible privilégiée car facile de tous les discours de pouvoir s’exerçant hors du strict domaine domestique. A commencer par le pouvoir publicitaire (d’autant plus performant, paradoxalement, qu’il s’affiche comme ouvertement machiste et dominateur). C’est pourquoi la société de consommation telle qu’elle s’est construite et développée depuis les années 1960 est une société extrêmement féminisée. Oppression spectaculaire de la marchandise et émancipation féminine vont en effet de pair, liées l’une à l’autre par les lois sensiblement constantes de l’identification.
Mais j’ai aimé ça. Leur corps. Et qu’on me cajole. Baiser par respect du Plaisir, et Aimer par désinvolture… La chair est variable tout autant que l’amour, pour qui lui sait prêter la même noblesse.
Qu’en reste-t-il, de ma chair ? Un peu de cuir, comme un tambour, tout creux. C’est tout rongé du dedans, tanné, raclé. Je la chie, je l’exsude. Elle va me laisser vide comme un vase où les fleurs ont tout bu, et qui se dessèchent. Tout bourdonne comme une ruche molle. Tout est lent et perdu. Mes os même ne semblent plus toucher les uns aux autres, comme s’ils avaient rétréci, comme s’ils cherchaient à s’éviter dans leur sommeil, gluants et cependant secs.
Je voulais mettre le monde à la mesure de mon dégoût, et c’est maintenant moi, qui suis à la sienne.
2
Ma poche me suit partout, pour les quelques centaines de pas que je peux faire ici, du lit à la cafétéria, de la cafétéria à la salle de soins, et de la salle de soins à la « zone arborée » qu’ils n’ont pas osé qualifier de jardin. J’ai l’impression de trimbaler mes économies, le capital-vie qui me reste.
Les infirmières portent un badge à la poitrine, afin qu’on sache les nommer. Elles sont comme les prisonnières à matricule d’un camp de concentration dont nous, les malades, serions la principale torture.
Je n’arrive plus à rien manger. Moi qui passais mon temps au restaurant. Dîners d’affaires, dîners chandelles. Je rêve d’enfoncer dans ma bouche la si longue pine armoriée d’un Pommard de belle année. Au goulot, même, je boirais ! Mais ça ne suit plus, et on ne me permettrait pas. Quand j’y repense, tout ce pouvoir, ces « Monsieur le Président… » Dérision. S’ils me voyaient maintenant, me faire donner la becquée en bavant sous les exhortations « allez, il faut manger ; encore une cuiller… » de l’infirmière de garde.
J’ai dirigé cette multinationale qui m’a bouffé, après avoir tellement bouffé, bouffé encore et partout sous mon impulsion. Il m’arrivait dans un dîner de faire la connaissance de quelqu’un qui travaillait dans une librairie, ou dans le bâtiment, ou encore pour un cabinet d’audit, et de m’apercevoir au fil de la conversation qu’il travaillait pour moi – indirectement ; enfin, pour le Groupe. On s’en congratulait. Je savais qu’il le raconterait, à d’autres. Il raconterait notre rencontre, plastronnerait, dirait que je suis très simple, très « accessible ». Tout est volé. Tout est volé à tous. La vie est pleine de faux plafonds. On cherche à toute force à nous cacher le ciel, et même si ce ciel n’est que le cul d’un plus haut, d’un plus fort.
Je me suis forcé. Je me suis forcé à comprendre le Système, à en analyser les rouages, à l’observer pour mieux le contourner, le détourner à mon profit, ce Système si favorable aux enculés, aux bien-nés. Je me suis forcé et forcé, et ça m’a profité, ça a marché au-delà de toutes mes espérances, et finalement, j’ai arrêté de me forcer : j’étais devenu le Système.
Alors j’ai changé. J’ai fanfaronné. De mes anciens alliés j’ai fait des ennemis – ne l’étaient-ils pas déjà, d’ailleurs ? Et je les ai écartés. Je les ai humiliés, dénoncés comme valets de l’Ancien Système, et je me suis attaché l’admiration des petits, la dévotion servile de ceux qui n’ont rien, de ceux à qui des larmes d’émotion viennent aux yeux dès qu’un plus fort, un plus vil, un plus habile, essuie quelque revers, et chute ne serait-ce que de quelques pas sur l’échelle. J’ai craché, scié sous moi, et déconné là-haut tout seul, je me suis offert les médias qui m’étaient les plus hostiles, je les ai retournés, j’ai salarié les plus belliqueux journalistes de ce pays comme on vêt une putain de blanc pour un mariage de complaisance. J’ai fait sucer à tour de bras les plus incorruptibles rédactions, je les ai gavées de pognon jusqu’à ce qu’elles chantent les plus inconsidérées louanges, le cantique des cantiques de ma Béatification. Et tout le monde a chanté. Tout le monde a croqué. Et personne n’a rien vu.
Où sont-ils, mes flatteurs, mes fous ? A quelles basques désormais se traîne-t-elle, ma cour ? Ils s’en foutent bien. Je peux crever. Ils suivent l’autre maintenant, mon « dauphin » comme ils disent, comme ils bêlent, les pitres, pantins, serfs. Moi, rangé. Foutu. A classer. Ma nécro est écrite, et ça doit faire un bail, ils n’auront qu’à ouvrir le tiroir, mettre la date et l’heure officielles du décès, et passer ça direct aux maquettistes, les ragoteux de profession. J’aurai peut-être droit à un appel de une, peut-être même une photo, si l’actualité sportive n’est pas trop chargée ce jour là, ce jour prochain qui me verra passer.
Lâcher la rampe pour voir jusqu’où ça tombe : quel plus grand bonheur pour un chef d’entreprise ? Mais non, fanfaronnade, je n’ai pas eu le courage, pas eu les couilles de tout planter quand ç’aurait pu encore passer pour un caprice, un geste d’orgueil et de rage, régalien, napoléonesque, mépris et volupté. On m’a vu maigrir, déchoir, tituber en conseil. Ragots, ragots. Il boit. Il est gâteux. Sus. C’est l’hallali, portons-lui l’estocade. Syndicats, actionnaires, même combat : le Roi est mort. Et je ne les détestais même pas. Beaucoup moins qu’ils ne l’ont cru. Il ne faut pas de haine dans les affaires. Trop de haine empêche de réfléchir. Il faut de la cruauté. Qu’est-ce qu’ils s’imaginent ? Tout ne m’est pas tombé tout cuit dans la bouche. Non, loin de là. Il y a fallu de l’acharnement. De la pugnacité. J’ai trimé, et plutôt deux fois qu’une. Toujours été un élève médiocre. Eh bien justement. J’ai fait semblant. To pretend, en anglais, ne signifie pas « prétendre », mais « faire semblant. » Ainsi la traditionnelle question du recruteur « Quelles sont vos prétentions ? » pourrait-elle être traduite à rebours comme : « En quoi pouvez-vous faire illusion ? » Et il s’agit bien de cela, en effet.
J’étais prétentieux. J’en voulais plus que ma part. On peut dire « ambitieux » pour se donner bonne conscience, mais c’est bien de prétention qu’il faut parler. Je savais moins, mais je voulais plus. Alors je m’arrangeais. Aux premiers de la classe il manque toujours un truc, côté vices : la bonne cervelle se développe aux dépens de la braguette, avec les filles ce sont toujours les cancres qui raflent la mise. Alors quand ils se réveillent de leurs devoirs, de leurs équations, ils ont du retard à rattraper. Et c’est là que j’interviens. J’ai fourni. Cigarettes, pour commencer. Puis des illustrés, ces magazines de fesse qu’on distribuait alors aux bidasses, avec ces femmes légères aux airs de bête sauvage jambes ouvertes s’écartant des doigts la chatte et montrant l’intérieur si rose si huilé qui fait défaillir les petits garçons. Je pourvoyais. En échange on me faisait mes devoirs de maths, on corrigeait mes compositions : j’apprenais le négoce. Et vaille que vaille, j’ai fini par décrocher le bachot, au troisième essai. Je me retrouvais vingt-et-un ans, j’en voulais à la terre entière de ce que d’autres fussent mieux dotés que moi de l’intellect, souvent nés dans des draps plus blancs, élevés en milieu moins coco, moins connement rétrograde quant à la question d’argent. Je voulais tout, je voulais vite.
A vingt-quatre ans, n’ayant décidément aucun talent pour rien mais d’excellentes relations, je choisis naturellement de m’engager dans la voie du journalisme, lequel donnerait quelque écho à mon aigreur. C’est qu’entre-temps, j’avais rendu quelques services rien moins qu’inavouables à d’incroyables fripouilles, des huiles de toute espèce prêtes à payer le prix fort pour garder les mains propres dans des circonstances qui ne l’étaient pas. Je me foutais bien personnellement de ce que l’Algérie reste française ou pas, mais j’avais besoin de fonds pour démarrer, et l’argent sale restait de l’argent. L’alcool devint le coscénariste attentif de la plupart de mes déboires sentimentaux et professionnels : mais je m’en foutais. J’avais amassé mon petit pécule et ça allait être mon tour, ma revanche. J’en avais la certitude. Devenu journaleux on m’a conseillé d’entrer en politique. J’avais mes chances, paraît-il, les bons appuis. Et de bon conseil, avec ça : « En politique comme dans la boxe, la gauche sert à feinter, tâter le terrain, tester la résistance, la droite à soumettre, à vaincre ; il faut être de gauche avec le peuple, et de droite avec ses pairs. » – ce genre de préceptes. Mais j’ai refusé. Politique !… Le monde ne mérite pas qu’on le domine. Etre adulé ou craint par des moutons est une ambition de gagne-petit. J’avais bien d’autres vues.
Des années noires j’avais en effet retenu quelques leçons, et une expertise certaine dans le domaine des armes, au titre des systèmes d’allumage : deux brevets, dont l’un d’ailleurs ne faisait que décrire sur le papier une technique « empruntée » aux maquisards du F.L.N., allaient faire le début de ma fortune. Le reste viendrait tout seul ou presque. Dans un pays collabo par nature où tout le monde est mouillé dans tout, il suffit pour faire son trou d’ouvrir grand les oreilles et de fermer sa gueule (tout en faisant savoir autour de soi qu’on pourrait bien finir par l’ouvrir). Dès lors, les autres ne me furent rien de plus qu’un instrument de mon propre pouvoir. Ce qui n’exclut pas l’estime. Je les chéris comme le chasseur son arme, qu’il honore, fétichise, montre fièrement à ses amis, dont il prend un soin extrême, qui le prolonge et par quoi il s’attribue et manifeste son statut de chasseur.
Il n’y a pas de prescription pour le déshonneur, donc pas de justice possible, et j’avais appris à bonne école qu’un chantage efficace est un chantage qui dure. Ce que les petits malfrats ne savent pas et qu’un chef d’entreprise avisé considère comme une loi, c’est qu’une « chansonnette » interminablement fredonnée dans l’oreille d’un personnage en vue, influent, est infiniment plus profitable à long terme que ne le sera jamais aucune rançon, réelle ou symbolique, reçue pour y mettre fin. D’ailleurs je parle de chantage mais je pourrais dire commerce ; je n’y vois pas une telle différence de nature qu’on doive donner deux noms pour évoquer une seule et même chose.
J’avais trente-deux ans. La richesse m’est venue comme à d’autres le cancer. J’exagère ? Pas tellement. Il n’y a bien que les critiques pour n’oser comparer que ce qui est comparable. Elle s’est nourrie de moi comme une tumeur maligne, et je sais de quoi je parle. Mes loisirs sont devenus des loisirs de riches : rallyes et courses automobiles, Roland Garros, saison de chasse, Relais & Châteaux. Ma chambre est devenue un deuxième bureau ; ma femme, une simple intendante ; mes actions, mes intérêts financiers : ma vie. Qu’est-ce que l’extrême richesse ? Serait-ce l’épuisement de tous les désirs dans l’infinie possibilité de leur satisfaction ? Certainement pas. L’idée selon quoi tout est facile à ceux qui ont l’argent ne se vérifie jamais que pour les plaisirs vulgaires à quoi le con moyen peut aspirer. Le Riche ne désire pas, il obtient ; sinon il ignore.
L’extrême richesse, c’est n’avoir pas la moindre notion de l’exacte étendue de son propre patrimoine, et cependant ne rien ignorer, à aucun moment, des moindres tendances à la hausse ou à la baisse des vingt ou trente principales valeurs du marché, et plus encore de vos deux ou trois « danseuses », ces outsiders de portefeuille qui sont votre fierté et votre grande inquiétude, et qui vous trouvent tremblant comme un gamin devant sa première fille à la plus petite variation, au moindre frémissement, et même quand elles se stabilisent. Et vous les surveillez, tous ces indicateurs, toutes ces tendances indéchiffrables au néophyte, vous les veillez comme une mère, penchée, attentive, fiévreuse et passionnée. Et ce sont bientôt vos seules joies, vos seules questions et vos seules réponses, vos seules vraies défaites, avec toujours cet horizon du lendemain porteur d’espoirs d’éclatantes revanches. C’est votre croix et votre courtisane, seule encore capable de tirer de votre vide quelque humeur maussade ou quelque indignation, quelque éclat de colère, de rire ou d’envie. C’est votre cœur même qui bat à l’heure sans heure ni justice du Marché. Et vous êtes comme tous les autres, désemparé, en demande, soucieux plus qu’à votre tour – et cependant invulnérable au monde. Jusqu’à ce que le corps s’en mêle ; et se rappelle à votre inconsistance. Il n’est plus alors d’autres cours que celui, tellement trop peu sinueux, du Styx.
1
Devenir pure sensation de décélération. Devenir pure sensation. Un grand restaurateur m’a conté un jour l’histoire de cette femme du monde atteinte d’une maladie nerveuse extrêmement rare, faisant de toutes ses muqueuses une seule et même zone érogène continue. Elle jouissait en ingérant des aliments, ou encore en buvant ; sa respiration même lui était une caresse de tous les instants. On l’a trouvée morte dans une alcôve retirée d’un club échangiste parisien bien connu. Elle était attachée, des cloques de cire lui grêlaient en partie le visage et l’une de ses épaules nues, sous une bougie éteinte et à demi fondue. On l’avait gavée comme on gave une oie, pour la plus grande joie des convives qui la regardaient se trémousser d’insupportable plaisir, infiniment prendre son pied en bouffant, bouffant, buvant, buvant : c’est alors qu’elle s’était étouffée dans son vomi en plein orgasme, et l’on n’avait rien su faire qui pût la sauver.
On croit que je lutte contre la mort mais je ne lutte pas. Je peaufine ma désappartenance au monde. Que m’importe ce qui doit persister, se perpétuer après moi… L’impression que les gens vivent pour faire diversion. Tout est perfectible sauf la mort. O Coltrane, grand prêtre suintant d’une musique morte… Entendre Coltrane et mourir : pas mal, pour une dernière parole, une dernière volonté. Volonté… Annihilée. D’autres décident. J’ai renoncé, pour Coltrane. Peur d’être déçu. Pas écouté depuis si longtemps. Préfère mourir sur un souvenir ancien que sur une déception proche. Je l’entends souffler, j’entends derrière le cri rauque et strident le clic-clac étouffé des doigts mi-noirs mi-roses qui dansent sur les clapets de cuivre. Tout se détache et s’éreinte. A Paris, la mort porte un nom. Et ce nom n’est pas Père Lachaise, ce nom n’est pas Panthéon, ce nom est : place des Vosges. Il suffit d’y passer, la nuit. J’y habitais, justement. Je ne serais pas seulement capable d’y situer ma chambre. Côté place ? Côté cour ? C’est le grand flou qui gagne. Je me flotte au-dedans. C’est donc cela, mourir ? C’est si peu…
Je ne leur donnerai rien. Je ne les consolerai pas. Il n’y a que les imbéciles qui changent d’avis. C’est trop tard et surtout, c’est fini. J’entends donner à tue-tête les oiseaux d’un parc qui n’existe pas. Des oiseaux marins, emplis de cris et de merde odorante à couvrir les pontons. Ma vue se trouble et mes paupières ne clignent plus. J’ai l’indistinct sentiment que le sérum pour la première fois est entré dans mes yeux, sous la cornée, et dilue peu à peu le mercure de l’iris. Quand tout aura été dissout, quand tout se sera retiré, ne resteront que les pupilles, un peu d’écume, baignées de vagues blanches comme deux coquillages vides sur le sable, et autour de quoi l’eau, en ravinant, reflue.
Régis Clinquart
2 janvier 2001