-- Téléchargez L’artiste, le soin et l’engagement / article 1/ 2018 en PDF --
La question du care, du prendre soin, nous met au défi aujourd’hui de réinventer des formes esthétiques, des gestes artistiques dans lesquels la relation à autrui – notre interdépendance et ce que nous partageons en commun – serait mobilisée. Certains artistes s’engagent dans cette voie en faisant de la relation, ce lien précieux de nos attachements et de notre contact avec le monde, le lieu névralgique de propositions artistiques. En tant qu’artiste chercheuse j’explore ce champ de l’art et du soin depuis les années 2000 grâce à ma pratique artistique (ShR Labo, une fiction d’un laboratoire qui aide les gens à aller mieux) – en faisant du spectateur le participant actif d’une expérience esthétique concrète et sensible. Parallèlement à cela, j’ai suivi une formation d’art thérapie (Université Paris V) qui me permet aujourd’hui d’intervenir dans le champ médical de la psychiatrie à la clinique villa Montsouris (Paris XIII). Depuis cette année, je suis artiste en résidence grâce à l’association Culture&Hôpital au Foyer d’Accueil Médicalisé Sainte-Geneviève pour personnes présentant des troubles neurologiques invalidants (paris XIVe) ce qui me donne une approche renouvelée pour aborder la question de l’artiste en milieu de soin.
Ces différentes voies d’action par l’art qui me rattachent au « prendre soin » dans le domaine médical, sont à la fois des cadres et des passerelles qui mettent au travail le domaine du sensible, de l’imagination et de la relation aux autres et au monde. Chacune de ces situations m’engage dans une posture particulière avec le public rencontré. Dans cet article, j’exposerai tout d’abord le cadre théorique d’un art au service du soin et j’évoquerai ensuite ces pratiques qui sont les miennes pour montrer sans les opposer, qu’elles sont des vecteurs possible du soin qu’il s’agit d’inventer et d’ajuster en fonction des situations rencontrées.
Cadre théorique.
Comme nous le rappelle Fréchuret et Davila dans les actes du colloque L’Art médecine, « l’histoire de l’art est riche en récit ou anecdote dans lequel une image – une œuvre – devient le moyen d’une transformation psychique et physique d’un être humain, celle-ci entrainant un mieux être ou une guérison, en tout cas la rémission d’un certains nombre de maux suffisamment aigus pour perturber l’équilibre, la santé du sujet » (p.8). Dans leur ouvrage, ils relèvent que certaines œuvres d’artistes évoquent la maladie mais sont aussi dotées par leur auteur d’un pouvoir thérapeutique. De cette observation résulte un constat selon lequel l’œuvre n’est pas une construction inerte mais bien « une création agissante pour atteindre l’être du regardeur y compris pour le transformer de l’intérieur, fondamentalement. » (p.9) Il y aurait donc selon eux « une efficacité thérapeutique » des formes et des processus plastiques qui reposent en partie sur le travail symbolique de l’oeuvre artistique. L’œuvre pensée en ces termes est perçue comme moyen de projection, d’identification et de réflexion pour l’artiste mais aussi pour le spectateur à qui elle est destinée. En abordant la fonction de l’art et de son pouvoir dans cette triangulation relationnelle entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur, nous choisissons de nous intéresser aux processus engendrés par l’expérience esthétique, processus cognitif et émotionnel dont l’œuvre est à la fois le réceptacle et le catalyseur.
Cette façon d’aborder l’art correspond certainement à une attitude contemporaine chez l’artiste d’envisager l’œuvre du côté de l’action, du processus, de l’ouverture et de la place du spectateur dans son œuvre. Dispositif et performance sont des moyens pour l’artiste de donner forme à l’œuvre pour qu’elle puisse accueillir la présence de ses destinataires.
Cette approche nous renvoie à L’esthétique relationnelle, comme l’a définie Nicolas Bourriaud, un « art qui est à l’état de rencontre » (Nicolas Bourriaud 1998), fait appel à la présence et la participation du spectateur pour exister et se réaliser.
L’artiste sait combien l’art est une expérience personnelle puissante et authentique ; un moyen qui le façonne, le modifie, l’éclaire, le porte, le restaure, lui permet de s’approprier son existence et de donner du sens à sa vie. Lorsque le désir de l’artiste est de permettre l’accès à cette expérience de création aux spectateurs, l’œuvre médium devient médiation pour autrui ; le véhicule d’une expérience sensible que l’artiste met en partage : une rencontre que l’artiste projette de nous faire vivre.
Cette approche existe déjà dans les années 60 chez une artiste comme Lygia Clark. L’expérience artistique permet chez elle d’aborder des notions essentielles de perception par le biais d’une expérience sensorielle et corporelle, « …à travers les masques sensoriels, c’est l’homme qui se découvre dans toute sa plénitude, lorsqu’il gonfle les sacs en plastique, il sent (dans la mesure où il introduit l’air et que le plastique prend forme) qu’il est en train de se mouler dans ce même espace qui sort de lui et il prend conscience d’un espace propre de son corps qui le dépasse en tant que forme, pour remplir un espace tout autour de lui-même. Moi, par exemple, après avoir donné forme à ces grands sacs avec mes poumons, je sens, en me couchant par terre, que je pourrais toucher d’un simple geste le plafond de mon appartement, qui a quand même six mètres de hauteur… » (p.132).
Pour Lygia Clark il s’agit dans les années 60 de quitter l’objet œuvre (l’artefact) pour vivre l’œuvre. Précurseuse, elle considère ses œuvres comme des objets relationnels qui permettent une expérience sensorielle et ses créations, comme des « propositions » organisées sous forme de séance de groupe. Ce qui est particulier avec Lygia Clark et qui nous interpelle ici, c’est que sa démarche artistique va se déplacer du côté du soin en donnant à ces objets relationnels une efficacité thérapeutique. Ce choix délibéré d’attitude souvent abordé par la critique artistique comme un abandon de l’art est observé par Suely Rolnik comme un positionnement de l’artiste « au bord de l’art de son temps ». « Lygia Clark ne propose pas d’abandonner l’art, ni même de l’échanger contre la clinique, mais d’habiter la tension de ses bords ». « Son oeuvre indique de nouvelles directions pour l’art, en revitalise la puissance de contamination […] Parce qu’elle s’est mise sur le bord également de l’art de son temps, Lygia nous indique, à nous autres analystes, de nouvelles directions à explorer ».
La situation de Lygia Clark serait elle envisagée de la même manière aujourd’hui ? Accorderions-nous plus volontiers à cette pratique entre l’art et le soin, un statut transversal – sans devoir renoncer à la voie artistique, mais en dépassant les clivages : accepter l’œuvre comme une voie d’accès à la symbolisation et à la connaissance de soi et de ce qui est hors de soi. Didier Anzieu le définit en ces termes ; « entre dehors et dedans, entre personne subjective et histoire sociale, l’œuvre héritant le statut, propre à l’objet transitionnel puis au symbole, d’intermédiaire entre réalité matérielle et la réalité psychique » (p.27).
L’œuvre artistique peut alors se définir entre art et psychanalyse comme matière, support, espace d’élaboration ; processus de travail grâce auquel, comme dans le rêve, les pensées latentes se projettent en acte, se transforment en contenu manifeste et peuvent ainsi être assimilées et aider au travail de réhabilitation du sujet. La puissance d’imagination, la fantaisie sont aussi au travail dans l’œuvre. Grâce à ces rêves diurnes, comme les nomme Freud (1908), l’artiste (ou créateur littéraire) fait de ses désirs insatisfaits et de ses angoisses à surmonter des forces motrices. « Chaque fantaisie particulière est l’accomplissement d’un désir, un correctif de la réalité non satisfaisante » déformée ou transformée pour devenir source de plaisir et d’amusement rendant la vie plus légère à vivre et à supporter. (p.46).
Le créateur préserve ainsi une aire de jeu ou le passage est possible entre principe de plaisir et principe de réalité. « L’œuvre à son tour, nous dit Anzieu, fait retrouver au lecteur, au spectateur, à l’auditeur, l’univers de l’illusion et satisfait à la nécessité où nous nous trouvons tous, pour supporter la difficulté de vivre, de réconcilier de temps à autre le principe de plaisir et le principe de réalité. » (1981, p.115)
Au travers de ce développement, nous pouvons donc entrevoir ce que l’on entend par travail de création : un processus psychique employant la fantaisie pour mieux se maintenir dans le réel. Ce processus psychique qui habite l’artiste est réalisé dans une intention de plaisir ; plaisir éprouvé dans la pratique en quelque sorte immersive de la création – sa gestation et ses diverses tentatives renouvelées de faire émerger du sens – mais aussi plaisir de l’observateur de s’ouvrir ainsi à d’autre formes d’attentions qui ne sont pas simplement informationnelle mais au contraire qui prennent des voies cognitives inhabituelles dans lesquels il s’engage par envie et curiosité – goût pour l’immersion et la stimulation.
Des deux côtés – de l’artiste et du spectateur – la ligne se tend comme pour mettre en partage une pratique de l’attention et une recherche d’intentions. C’est au travers de ce lien que l’art répond pour moi en tant qu’artiste à la question du prendre soin.
Ma pratique d’artiste
En tant qu’artiste, je propose des œuvres qui répondent à un besoin de mettre au travail certaines problématiques dans une visée de mieux être ; de mieux vivre dans ce monde. Ce qui me porte, c’est de créer l’occasion de vivre une expérience qui rende à la fois acteur et à l’écoute, engage concrètement et fasse ainsi écho à la présence, la volonté et la conscience personnelles des spectateurs.
Je travaille actuellement sur une série d’œuvres intitulée Corps communs. Il s’agit avec cette œuvre d’expérimenter et d’observer comment se comporte un corps constitué de plusieurs corps , qui pourraient ainsi partager plus qu’un espace–temps, un imaginaire de l’être ensemble, l’espoir d’une mobilité possible à plusieurs… Une utopie d’un corps commun par le biais duquel nous nous déplacerions de concert, échangerions pour nous mettre au diapason et nous sentir sur la même longueur d’onde.
Ma façon d’aborder l’art comme un champ d’expérience me permet d’imaginer des possibles que la création donne l’occasion de réaliser. Mes projections deviennent abordables en se concrétisant dans une forme qui m’aide ainsi à poursuivre mon cheminement.
Ma pratique de thérapeute
« Pouvons nous dire que l’art a à voir avec la capacité du psychisme conscient de faire l’expérience d’une co-opération avec les profondeurs inconscientes, à travers la bataille pour exprimer quelque chose avec le médium choisi ? » Marion Milner (p.259)
Comme je le disais en introduction, j’ai décidé à un moment de ma vie d’agir non plus simplement dans le domaine artistique en tant qu’artiste avec mes projets mais de trouver un terrain d’application dans le champ du réel en intervenant en milieu hospitalier au près de patients. Mon médecin de famille m’a alors conseillé de suivre une formation en art thérapie pour donner un cadre institutionnel à ma volonté d’agir. L’art thérapie était pour moi une désignation inapproprié et gênante que j’ai souvent questionnée durant mes études. En dépassant mes a priori sur son appellation, j’ai trouvé dans cette formation un outil de pratiques et de réflexions sur l’art en milieu médical, ce qui m’a permis de développer ma propre approche ; une approche maïeutique, c’est à dire faire advenir le processus de la pensée du patient par le biais de la médiation artistique. Il s’agit d’aider la personne par l’écoute active à prendre connaissance et conscience de ce qui est en jeu dans sa réalisation ainsi que dans le processus de création et de l’aider à trouver ses propres réponses et son propre cheminement au fil des séances. Grâce à cette approche, chacun peut trouver dans cet atelier – un cadre sécurisant et une approche bienveillante – ce qu’il est venu y chercher à des degrés divers en fonction de sa situation dans son parcours de soin.
Il me reste peu de place pour évoquer ma résidence d’artiste au FAM Sainte-Geneviève. Installée depuis 2 mois, je perçois l’enjeu de ma résidence à un niveau plus institutionnelle ; celle d’être une artiste travaillant sur place avec sa porte ouverte aux résidents et au personnel – offrant son espace de création comme lieu d’accueil et d’échange, dans lequel la création est un moyen de sollicitation, de découverte et de plaisir esthétique.
Ces différents pans de ma pratique concourent à me faire avancer sur ce cheminement du prendre soin par le biais de la création artistique. Chaque pratique a sa propre modalité d’action et constitue le principe même de mon engagement pluriel artistique de mettre l’art au service d’un prendre soin sans dogmatisme mais avec conviction.
Bibliographie
Anzieu, Didier (1981). Le corps de l’œuvre. Paris : Gallimard, 2013.
Anzieu, Didier (1996). Créer-détruire. Paris : Dunod, 2012.
Coëllier, Sylvie (2003). Lygia Clark (L’enveloppe). Paris : L’Harmattan.
Fréchuret, Maurice et Davila, Thierry (1999). L’art médecine. Paris : ADAGP.
Freud, Sigmund (1908) « Le créateur littéraire et la fantaisie » in l’inquiétante étrangeté et autres essais. Paris : folio essais. ( 2010)
Milner, Marion (1956). La folie refoulée des gens normaux. Toulouse : édition Eres, 2008.
Rolnik, Suely, « L’hybride de Lygia Clark », http://docplayer.fr/amp/31421000-L-hybride-de-lygia-clark-suely-rolnik.html consutlé en mars 2018.
Publié dans Le journal de Culture et Démocratie N°47 Dossier Prendre soin. Belgique.
Coordination Baptiste De Reymaeker, 2018.