-- Téléchargez L'île nulle #1 en PDF --
Image : Roberto Burle Marx, Banco Safra headquarters, São Paulo, 1983
Le soiffard : Bon
Citron : Bon, bon, bon
Le soiffard : On est a une p’tite phalange de plus ce matin.
Citron : Bon, bon, bon
Danielle Darrieux : Il fait doux.
L’ado : Si tu avais eu le choix Citron, tu aurais aimé manger quoi pour le restant de tes jours ?
L’ado : Sans sauce ?
Citron : Euh … Bolo non carbo. Non bolo oui bolo. Et toi ?
L’ado : Steak haché, haricots verts je pense. C’est pas mon plat préféré mais à mon avis on s’en lasse jamais.
Citron : Oui c’est vrai j’adore la raclette mais tous les jours genre matin midi et soir je pense que ça me filerait la gerbe. Déja, j’ai remarqué, ça me donne la gueule de bois même sans picoler. Mieux vaut une valeur sûre, un truc pas trop compliqué. Et toi le soiffard ?
Le soiffard : Je vais y réfléchir. On peut y réfléchir ou on imagine qu’il aurait fallu donner une réponse immédiate si l’occasion s’était présentée ?
L’ado : Immédiate la réponse.
Le soiffard : Du pain et du fromage, n’importe lequel, avec un bon verre de pinard of course.
Le soiffard : On fera pas long feu de toute façon, l’eau a encore monté.
Citron chantonne : Pas long feu, pas long feu dans cette chienne de vie pas long feu pas long feu ici pas long feu pas long feuuuuuuuuuuu
‘
Elle se trompe dans les paroles. Je lui fait remarquer.
Elle dit je pourris son groove, je dis il dit cett’ chienn’ et pas cette chiennE.
Parler bouffe quand la meilleure chose que tu puisse avaler c’est des putains de vairons rachitiques ça me dépasse. Je dirais même ça me flingue. J’ai le ventre en négatif, le même ventre qu’avant mais creusé vers l’intérieur. Je suis tout rétracté. J’ai l’impression que même mon nez commence a se faire gober par mon visage. Quand je touche autour de mes yeux on dirait un gouffre avec deux petits yeux dedans qu’il faut bien chercher. Je refoule tout le champ lexical de la bouffe de ma pensée. Je dis à voix haute mais sans chanter : Cette fois je crois que nous sommes complètement ça y est Mais c’est une question que c’est absolument ça ne faire rien Parce que se ronger les sangs ça s’rait tout à fait y’a pas de quoi Alors moi je sens que je f’rais
Danielle Darrieux ou D.D : Hareng pommes de terre. Vous avez vu la taille des nuages ?
J’avais imaginé qu’on resterait tous en position foetale, les mains sur les oreilles à attendre d’être entièrement recouverts d’eau. Tous les jours, quand Citron dit bon, bon, bon, ils répondent comme si ça voulait dire quelque chose. J’attends vainement le moment où quelqu’un décidera de manger quelqu’un d’autre. Je m’impatiente. Tous les jours, le soiffard mesure la surface qu’on a perdu avec la même phallange de son même énorme doigt. C’est l’espace entre son pouce et son index qu’il faut regarder. Citron dit : bon, bon, bon. D.D dit : Ils sont particulièrement immenses ces nuages. L’ado formule des phrases qui ne sont pas de son âge. Réunis autour de la même table en plastique vert bouteille. Contraints de discuter ensemble à l’infini.
Citron : Les îles c’est surfait de toute façon.
Les soiffard : Tu veux dire les îles en général, toutes les îles ?
Citron : Le club med, tout ça, l’eau transparente, putain ça m’ennuie.
Le soiffard : Tu veux dire que tu préfères être sur notre île caduque qu’à Bora Bora ?
Citron : Non c’est pas ce que je veux dire mais c’est pas mon truc tout ça moi. Trop touristique.
D.D : Vous êtes déja allés à Taïwan ?
On s’est retrouvés là sans prendre le bateau. L’eau s’est progressivement incrustée, cette chienn’. On passait le temps chacun de notre côté à prendre toute la place qu’on voulait quand on s’est rendu compte qu’il y avait des bords. Que marcher aussi loin qu’avant c’était nager. Citron a dit : oh putain y’a de l’eau partout et le soiffard l’a saluée. C’est tout. Les gens, les choses qui étaient là sont immergées. Zéro beach volley. Zéro noix de coco. De l’eau merdeuse qui progessivement tente de nous couler et des poissons sans chair qu’il faut s’épuiser à choper quand ils nous glissent entre les doigts. D.D est contente parce qu’au moins le ciel est dégagé. Le liquide grignote plus ou moins discrètement un peu plus de bitume pour prendre notre place. On était là à passer le temps. Je ne voulais surtout pas les rencontrer. Il reste : une table en plastique vert bouteille parfaitement carrée aux angles arrondis, un certain périmètre de béton qui rétrécit jour après jour, 5 chaises de jardin, une pour chaque cul. Un adolescent qui dit qu’il préfère le scrabble à GTA. Citron qui dit : Bon, bon, bon.
On s’est retrouvés sur une île sans prendre le bateau.
A l’unanimité ils trouvent que D.D ressemble à Danielle Darrieux alors tant qu’à faire ils l’apellent comme ça. Enfin D.D parce que tant qu’à faire autant donner un diminutif à un surnom. L’ado visualise très bien qui est Danielle Darrieux, la vraie, il dit qu’il la kiffe.
Citron : Non mais c’est fou ce que tu lui ressembles.
L’ado : Vieilles comment ?
Citron : Jeanne Moreau, sublime vieille. Marguerite Duras, rigolote petite vieille. Charlotte Rampling, la classe.
Citron : Brigite Bardot, B.B, elle commence à dater.
Le soiffard : Line Renaud ! Putain, c’est pas évident. Jeanne Calment ça compte ?
‘
D.D et l’ado partent «pêcher». Pêcher veut dire s’aventurer le plus près du bord, s’allonger et fourrer ses mains dans l’eau. On utilise nos mains comme des pinces, on les plonge, on serre le poing puis on les sort et on regarde ce qu’il y a à l’intérieur. Si ça se mange, si ça se garde ou si ça se jette. Ça prend énormément de temps pour le peu de satisfaction que ça procure. Prendre le temps on a que ça a foutre. Ils disent on préfère dire prendre le temps qu’attendre, c’est important. Vachement important. D.D et l’ado reviennent avec quelques pauvres trucs dans leurs mains jointes. Tout le matos qui nous manque, on le mime. C’est à dire absolument tout sauf une table et des chaises. Le soiffard était déja assis à la table bien avant que l’eau immerge le reste. Il est pas mécontent que la seule chose qu’il reste soit la sienne. Il continue à boire des verres mais dans ses mains. Ses mains tellement énormes que ça en fait des pintes. Il se persuade que l’eau merdeuse le saoule. A la tombée de la nuit, il mime le mec bourré qui se sert le verre de trop.
D.D : Alors ça on sait pas du tout ce que c’est, tout a la même odeur.
Le soiffard : Ça pourrait être un morceau de tissu comme un filet de poisson écaillé.
Citron : Oh putain ça me fait penser. Vous savez quelle tête ça a vraiment un anchois ?
[…]
Non parce que moi j’en vois que sur les napolitaines, les sandwichs niçois tout ça et j’ai pas l’impression que c’est un vrai animal complet, juste un tout petit filet plein d’huile.
L’ado : Quelqu’un a envie d’essayer de goûter ?
Le soiffard : Franchement c’est pas ça qui va me rassasier alors si c’est pour choper la chiasse.
‘
D.D gobe le truc sans demander la permission. Elle est bien plus punk qu’elle ne le paraît.
‘
Le soiffard : Quoi d’autre ?
L’ado : Absolument rien.
D.D : Que de la flotte et des grumeaux de flotte.
Citron : Alors D.D, le truc ?
D.D : Inidentifiable, j’en sais pas plus une fois gobé.
Citron : Bon, bon, bon je vais aller y faire un tour, on sait jamais que je chope quelque chose.
Il fait doux, c’est à peu près le seul truc à dire et à penser. Chacun sur sa chaise moulée à son cul. Ils commentent le moindre phénomène météorologique du genre « tiens il déconne pas ce vent » ou « ça commence a chauffer je vais me reculer ». Je profite de l’absence de Citron pour savourer la brièveté des phrases des autres. Elle parle toujours sans trop savoir ce qu’elle dit, elle dit des phrases qui n’ont parfois aucun rapport avec celles des autres. Elle ne fait pas d’effort pour que ce soit cohérent. Elle parle parce que ça la rassure de produire des sons avec sa bouche. C’est le genre a chantonner en même temps qu’elle mange. Ils disent qu’elle est gaie donc ils l’appellent Citron. Je suis quasi sûr qu’elle s’apellait Isabelle. Je fixe les mains du soiffard, j’ai vraiment jamais vu de si grandes mains. Je me dis que quand il les joint c’est même pas une pinte c’est un saladier.
‘
à suivre