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"Au début de la pandémie j'étais en Colombie"
Les indiens aux dents vertes
Tristan Ranx
L’Igara Parana est une rivière colombienne aux courbes labyrinthique qu’on attribue aux reptations incessantes de l’Anaconda des mythes amérindiens.
Notre pirogue où peke-peke, au bruit lancinant, s’avance avec une lenteur qui se compte en jours. Sous une chaleur accablante saturée d’humidité, El Capitan, barbe blanche du vieil explorateur scrute les eaux boueuses pendant que Le Cartographe, tel un chat maigre à l’affût, griffonne sur son petit cahier des relevés géographiques.
Les rives sont peuplées d’arbres arrachés tels des spectres qui ont été balayés pas des crus d’une puissance terrifiante. Des falaises de glaise collante rendent tout accostage difficile. Des sentinelles décharnées d’arbres morts surgissent parfois au milieu de la rivière et se transforment en pals à fleurs d’eau, capables d’éventrer notre embarcation ou de la faire chavirer.
Le soir, des nuées de moscos ou moucherons hématophages, laissent des petits points rouges sur la peau qui se transformeront en pustules et en insupportable démangeaison. Dans l’eau jaune sale, des raies au dard venimeux attendent dans le sable, sans oublier ces créatures dignes d’Alien dont la tête ronde avec une dentition circulaire de dents aiguisées comme des rasoirs, qui s’accrochent à la peau ou s’introduisent à l’intérieur des cavités corporelles à la manière d’un vampire parasite.
venimeux glissent dans la forêt et des jaguars puissants rôdent aux alentours des malocas, les grandes huttes cérémonielles, et dévorent les chiens, au risque, un jour, d’emporter un enfant. Il faut dès lors, pour le chef huitoto, prendre ses armes et aller chasser la nuit dans le dangereux territoire du félin, le tuer et lui arracher les dents, pour invoquer la forêt magique en espérant ramener aussi un maras, ce gibier bien gras nourri de fruits mûrs, et le boucaner pour sa viande rouge succulente. On pourra plus tard déguster un condiment de matière noire écrasée avec des larves, à l’arrière-goût farineux. Parfois, au détour d’un méandre, pour un repas frugal, c’est un caïman décapité par un pêcheur amérindien, et troqué contre de la farine, qui servira de ceviche en découpant la chair crue de la queue et seulement aspergée de jus citron et d’oignons. Un oiseau familier des berges, la Pénélope, sera une proie pour l’escopette du chasseur. Les cartouches sont rares et il ne faut pas rater son coup sinon l’oiseau s’envolera avec le dîner.
La nuit, dans la maloca des Indiens boras et huitoto, on prépare le manioc toxique pour le pain de Cassave, mais aussi le manbe, à base de feuilles de coca réduite en poudre verte et mélangées avec de la cendre de yarumo et consommé en mastication avec de l’ambil, une puissante pâte noire de tabac sylvestre, très addictive. C’est ainsi que les Indiens aux dents vertes dans leurs sociétés du secret, se réunissent, avec un art déclamatoire digne de Danton lors des réunions du conseil des Anciens, environnés des quatre piliers, celui du monde animal, de l’esprit de l’eau, du ciel, et de la terre.
Dans la maloca de Santa Lucia, un shaman avec un collier en dents de jaguar, éclairé à la bougie, tel le Kurtz d’Apocalypse now, nous initie à l’esprit de l’Igara Parana, la rivière du grand Anaconda, que nous suivrons jusqu’au poumon du monde, ce centre sacré ou est situé la mystérieuse Chorrera, la Shangri-la d’Amazonie avec sa lagune aux falaises de roche rouge et de sable blanc aurifère. C’est un paysage immaculé comme l’image d’un paradis perdu, et le fracas de la rivière qui traverse un cañon rétréci qui relie le cordon ombilical de la rivière aux montagnes des dieux, les monts Parana, territoire interdit, peuplé dit-on, d’acéphales et d’esprits de la forêt mais aussi du démon Yurupari, accompagné d’une cacophonie de flûtes en os humains, et qui apparaît sous sa forme de guêpe géante à la recherche du miel de la mort, le délicieux maba qui répond au manbe des anciens.
Tout se mélange dans un rêve éveillé ou l’étoile Sirius pulse dans un ciel équinoxial où nous observons une voie lactée hallucinée depuis que nous avons bu des jus de fruits âcres, dans la Maloca, des boissons peut être parfumés à la fleur de psychotria viridis ou de champignons hallucinogènes. Le cacique nous apparut alors tel un géant des légendes qui nous donna momentanément ce pouvoir de double vue, qui par la suite, nous sauva la vie.
À Santa Lucia, une vieille femme aux yeux brillants et à la peau parcheminée, s’avance lentement vers nous « La prochaine fois que vous revenez ici », nous dit-elle en espagnol, « Je vous en prie, j’en rêve depuis si longtemps, apportez-moi un magazine féminin français. », puis une ombre de désespoir passe soudain sur son visage : « Il y a tant de tristesse ici ». Elle évoquait alors ses ancêtres, les peuples Cohiuano, Ocaína, Boras ou Huitoto décimées par les barons du caoutchouc au début du XXe siècle. Mais le temps s’est arrêté sur les flancs du grand Anaconda des légendes « et sur ces rives », dit-elle, alors que nous nous enfoncions, sans le savoir, au cœur des ténèbres, lors un voyage de retour vers l’Europe apocalyptique : « Il n’y a plus que les fantômes de tous ceux qui sont morts. »