-- Téléchargez Note d'intention - Cartographies sensorielles du spécimen en confinement en PDF --
Mon court-métrage / film performatif Cartographies sensorielles du spécimen en confinement, a été sélectionné et diffusé par la Cinémathèque française dans le cadre de son appel à films Lettres de Cinéma.
Il est visible sur leur site en suivant ce lien : https://vimeo.com/414490287
Dans la continuité de ce travail, je souhaite créer une performance filmique comme le second volet d’un diptyque, poussant plus avant les questionnements qui ont nourri mon travail,
“Comment habiter un espace restreint et s’affranchir des instances de pouvoir qui veulent contraindre le corps féminin ? Un manifeste en mouvement.”
Le statut du corps féminin dans une société de contrôle
Le corps comme paysage sensible et sensoriel
La création de Cartographies sensorielles du spécimen en confinement, a débuté par une recherche en mouvement pour montrer différentes parties de mon corps, jusqu’à ceux qui ne sont pas le focus de l’attention en danse, les détails de la chevelure, les plantes de pied, l’entrejambe, la langue, l’intérieur de la bouche… Au naturel, sans chercher à ce que cela soit esthétisé mais plutôt montré sans fard, brut. Du relief, de la texture, le corps comme matière, comme matériau. Une géographie du corps primitive, instinctive, animale… Alors que nous étions tous réduits à nous rencontrer derrière des écrans, je l’ai pensé comme une invitation au voyage intime, une circulation comme on le ferait le long d’une route, que l’on retrouve également dans sa structure dramaturgique.
Que serions-nous sans le toucher ? Quel est notre rapport à l’autre, à notre propre corps ? A l’espace privé et public ? Le dedans et le dehors ? Quand nous prenons nos cours, assurons nos réunions professionnelles en pyjama avec les enfants qui s’agitent en bruit de fond ? On brouille les pistes, la frontière s’abolit, une certaine forme d’authenticité, de vulnérabilité s’installe. Quelle que soit notre profession, notre statut, nous en sommes tous là, à vivre collectivement cette situation inédite qui nous fragilise tous, d’une certaine façon.
Au cours du processus créatif, il s’est agi assez rapidement de faire danser l’image tout autant que le corps, et la musique, en les modelant, les sculptant jusqu’à aboutir à une texture commune. De trouver des gestes qui entrent en dialogue, de l’ordre de la répétition, de l’accumulation et du recommencement, dans une alternance entre les attitudes d’attente et d’ennui, avec, soudain, des mouvements très brusques. Certains gestes sont uniquement esquissés, s’interrompent, signe d’un abandon à la situation… ou même s’arrêtent, permettent d’incarner la provocation, la révolte défiant l’enfermement forcé, jusqu’à ces moments de danse folle, de jeu avec la lumière, avec la bouche qui s’ouvre comme pour la manger, s’en nourrir, symbolisant un appétit pour la vie.
Le corps porteur de signifiants, est aussi utilisé comme panneau d’affichage, signalant des états différents, le passage vers un autre espace-temps, les cheveux attachés ou lâchés, deux facettes d’une même femme aux multiples identités. L’utilisation des panneaux font penser à des transmissions d’équipe médicale dans un hôpital, et les tee-shirt aussi comportent un message, à travers le choix des couleurs en noir et blanc, “Pink Floyd The Wall” ou “Enjoy Cocaïne”, slogan détourné de Coca-Cola, pour mettre en opposition la fête, et l’enfermement. Ces matérialités textuelles dont le corps se fait à la fois support et réceptacle, incluent plusieurs clins d’oeil à la psychanalyse, avec l’emploi de termes déformés “le stade oro-gingival” et les “tendances capillaires”, l’évocation de l’univers hospitalier, et des nouvelles lois liées à l’état d’urgence sanitaire, faisant état des “problèmes de circulation” rencontrés, symbolisés par les mots “Life, Interrupted”, la vie interrompue. Cette vie interrompue, peut aussi devenir la possibilité de se créer un espace de liberté. La voix off entre directement en contradiction avec ce qui se passe à l’image, semant le trouble : s’agit-il d’une bribe de journal télévisé ? D’injonctions reçues par ordinateur, comme cela se fait avec les annonces de la RATP/SNCF qui nous bombarde de recommandations en toutes langues lors de chacun de nos déplacements ?
Du corps féminin au corps social
On ne sait si cette femme, le personnage que j’incarne, est véritablement folle, dissociée parce qu’elle n’accepte pas sa réalité, si elle se raconte simplement des histoires pour échapper à un présent trop difficile, ou pour ne pas inquiéter ses proches… Ou peut-être s’est-elle déjà enfuie au moment où elle écrit ces mots. Si elle est sous vidéo surveillance, est-elle un cobaye sur qui on pratique des expériences, comment peuvent le suggérer les panneaux qui apparaissent notant son état physique et mental. Les moments où elle joue avec la lumière peuvent être vus comme un souvenir de sa vie en liberté, qui reviennent pour combattre l’enfermement, ou qui se manifestent, en résonance avec une vision plus large : peu importe à quel point on essaye de nous contraindre dans une vie lisse, normée, désinfectée de tout contact possiblement nocif et dangereux. Elle incarne une forme de rébellion, semblant tour à tour se moquer de nous et de nos attentes, ou défier l’autorité qui l’a placée ici, dans cette étrangeté, au coeur d’une distorsion du temps et des espaces.
La surveillance et le contrôle, la limitation des déplacements, font écho aux nombreuse injonctions sécuritaires auxquelles le corps féminin est en permanence contraint : sur sa tenue, sur sa place dans l’espace public… conditionnant le comportement des femmes. Au cours de ce processus créatif aux références multiples, j’ai été très inspirée par la figure de la mauvaise fille dont la vie est le symbole d’une recherche de liberté telle qu’elle s’affranchit en tous points de la norme, tant et si bien qu’on la pointe du doigt, l’accusant d’être folle, ou de mauvaise vie. La façon dont on cherche à réguler les déplacements et les agissements de femmes, toutes ces inégalités, et bien d’autres de tous ordres encore, se sont aggravées avec le confinement. Qu’est-ce que cela veut dire sur notre monde ? Et sur nos représentations intérieures ? Sous quelle forme est-il possible d’incarner une rébellion à l’intérieur même de l’interdit ?
Créer cette performance, en réponse à ces temps troublés que nous traversons, c’est évoquer toutes les formes d’oppression du corps, de restriction de sa liberté d’être, comme il peut y avoir dans tout lieu visant à “rééduquer” et “normaliser” les comportements humains. On se retrouve face à ces injonctions paradoxales, de ce que devrait être une vie plus “sécurisante” et qui pourtant sème la peur, détruit notre vitalité, s’oppose à notre libre arbitre. Aux grandes injustices vécues par les personnes migrantes et SDF, à qui l’on a infligé des amendes bien qu’elles ne puissent se confiner “chez elles”… à cette femme médecin lanceuse d’alerte mystérieusement disparue en Chine… Et à la question qui s’est posée dans les services hospitaliers, de la décision de prioriser certains patients, choisir entre deux vies… Les violences policières qui se multiplient, dont on entend parler chaque jour… et bien sûr des moments très sombres de notre Histoire passée, dont la menace semble planer encore… Toutes ces questions ont été très présentes pour moi, et le sont encore. En tant que femme. En tant qu’être humain.