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Le passé est une bonne source d’inspiration pour imaginer l’avenir. Après l’album de mon Centenaire en 2018, je n’avais pas trop le choix que de viser loin, quand nous aurons tous disparu, tout en revenant sur mes pas.
Pour épouser le scénario de ce petit opéra d’anticipation, j’ai travaillé à partir des archives réunies par Constantin Brăiloiu sur les conseils de Madeleine Leclair, conservatrice du Département d’ethnomusicologie du MEG, responsable des Archives internationales de musique populaire (AIMP) et éditrice du label MEG-AIMP.
La vieille neutralité de la Suisse y est-elle pour quoi que ce soit si des survivants du monde entier se retrouveront à Genève pour imaginer une société juste où les origines, le genre, les responsabilités, les compétences n’impliqueront aucune hiérarchie ni ségrégation ? Des mouvements identiques se créeront sur d’autres points du globe. Il n’y aura plus d’autochtones ni de migrants, mais des citoyens, des camarades partageant tout ce qui aura survécu à la catastrophe. Ils témoigneront. Ils inventeront.
N’ayant pas l’habitude de me frotter aux musiques traditionnelles, je dois trouver ma propre voie à chaque étape de la composition. J’ai commencé par choisir les archives correspondant à mon synopsis narratif. Je les ai ensuite placées sur la timeline de chaque pièce. Après avoir ajouté les ambiances, essentiellement du field recording (phonographie), j’ai enregistré mes parties instrumentales (clavier, flûte, trompette à anche, guimbardes, vièle erhu, orgue à bouche khen, etc.) et soigné quelques effets (Eventide, Audio Ease) avant de prendre rendez-vous avec les musiciens qui sont venus dans mon studio s’ajouter à l’édifice.
Nicolas Chedmail, le premier, m’a encouragé en enregistrant son cor lyrique et de chaotiques parties de fanfare. Ayant toujours adoré la variété de timbre des percussions, j’ai demandé à Sylvain Lemêtre d’humaniser mes rythmes et fignoler mes ambiances. Admirant le talent d’Antonin-Tri Hoang depuis sa naissance, je connaissais sa facilité inventive à adapter son saxophone alto et sa clarinette basse à toutes les situations. Enfin, le violoniste Jean-François Vrod était tout désigné pour réinterpréter le passé en s’appropriant l’avenir.
En plus d’un petit passage chanté par ma fille Elsa qui a l’habitude des “musiques du monde”, je désirais que l’œuvre soit explicite en elle-même. J’ai donc demandé à des amis venus des quatre coins du monde de prononcer quelques phrases dans leurs langues maternelles puisque dans mon histoire les réfugiés se regroupent dans des lieux propices à fonder une nouvelle utopie.
Je m’aperçois seulement maintenant de l’importance des ambiances climatiques et du bestiaire qui se sont glissés au cours des mois, construisant des décors évocateurs. C’est une musique diégétique dont les images sont suggérées par la partition sonore. Pourrait-on alors parler d’auto-diégèse ? La densité de certaines pièces m’a poussé à insérer de courts solos, évidemment moins chargés, même si je les resitue dans le paysage : flûte dans une forêt assoiffée, piano préparé dans un tunnel inondé, boîte à musique avec loup et batraciens… Entendre que je ne lâche jamais la dialectique !
Alors que j’étais à Genève pour enregistrer quelques idiophones des collections du MEG dont certains n’avaient encore jamais été joués depuis leur acquisition, plus de deux cents ans avant mon histoire, je suis tombé sur une scène incroyable dans la salle d’exposition permanente au second sous-sol, qui m’a fait penser aux rescapés des catastrophes nucléaires, les Hibakushas. Et puis finalement, j’ai renvoyé tout le monde dans le cosmos…
Contrairement à certains artistes dont les remix noient les œuvres d’origine dans une refonte électronique en n’utilisant que des samples (échantillons), souvent si courts que l’on ne peut ni les reconnaître ni en saisir le sens original, j’ai choisi de préserver l’âme de ces mémoires ethnographiques, d’autant que c’est leur fonction qui avait dicté mes choix. La manière de les retravailler est évidemment très “moderne”, aussi bien dans les intentions que par les outils que j’emploie. Après avoir favorisé l’hétérogénéité, j’ai tenté de réunifier l’ensemble. Le style se dessine de lui-même, se découvrant seulement lorsque tout est terminé. Cette ultime étape est caractérisée par l’étrange impression de me reconnaître comme dans un miroir, lorsque cet autre moi-même me renvoie une réflexion surprenante, à la fois encourageante et critique.
Sources d’archives : les archives sonores utilisées proviennent de la Collection universelle de musique populaire. Archives Constantin Brăiloiu (1913-1953). Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert. 4 CDs audio. Archives internationales de musique populaire, Musée d’ethnographie de Genève, AIMP LXXXV-LXXXVIII / VDE-GALLO CD-1261-1264. © 1984/2009 MEG-AIMP & VDE-Gallo ⓟ 2009 VDE-Gallo. |
Les deux captures d’écran proviennent du 4e clip vidéo, Ensemble Ratatam,
cette fois réalisé par John SANBORN.
Le CD Perspectives du XXIIe siècle sortira le 19 juin 2020 sur le label du MEG (Musée d’Ethnographie de Genève).